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Aux sources de l'échec de la coalition contre l'Etat islamique

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24 octobre, 2016
Entretien
Leslie Varenne


Entretien avec Fabrice Balanche, agrégé de géographie, ancien directeur du Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l'Orient. Il est actuellement chercheur invité au Washington Institute.

Au cours de l'histoire, il a toujours été mis en place des coalitions et elles remportaient des succès assez rapides. Cette coalition contre l'Organisation de l'Etat islamique (EI), qui comprend les pays occidentaux, les monarchies du Golfe et la Jordanie, obtient des résultats militaires très peu probants. Est-il possible de dire que les causes de cet enlisement sont dues aux divergences sur le futur de la Syrie et de la région ?

La coalition est minée depuis le départ par des dissensions sur les buts de guerre. A la base, au milieu de l'année 2014, cette coalition correspondait à la volonté des Américains de forcer la main des pays du Golfe pour qu'ils acceptent la destruction de l'EI et pas la destruction du régime de Bachar el-Assad. L'Arabie Saoudite finance al-Nosra, (ce groupe lié à al-Qaeda a changé de nom et est devenu Fatah al-Cham), via des groupes intermédiaires, et le Qatar a même financé l'EI jusqu'au printemps 2014 pour nuire à l'Arabie Saoudite puisqu'elle soutient le groupe jihadiste concurrent. Barack Obama a sifflé la fin de la récréation, mais son autorité sur les pétromonarchies du Golfe est limitée. L'Arabie Saoudite et le Qatar sont entrés dans la coalition en trainant les pieds, mais en échange ils ont obtenu le soutien des USA dans leur guerre au Yémen.

 

Si la coalition frappe trop l'EI en Syrie, cela profite à Bachar el-Assad et ça ne plait pas aux pays du Golfe ; c'est une des raisons pour lesquelles la coalition a décidé de se concentrer sur la ville de Mossoul. Par ailleurs, avec les élections présidentielles américaines, il faut que Barack Obama tienne sa promesse de reprendre Mossoul ; c'est un effet d'annonce, mais cela à d'autres avantages, les frappes sur cette ville irakienne ne profitent ni à Bachar el-Assad ni aux Russes qui ne sont pas en Irak. La coalition avance mais laisse un couloir pour que les djihadistes puissent sortir vers la Syrie. Tout le monde voit passer les convois qui viennent de Mossoul à destination de Raqqa. – Au passage, il ne faut pas oublier que c'est de Raqqa que viennent les ordres pour perpétrer des attentats en Europe.- Non seulement le départ de ces djihadistes vers la Syrie facilite militairement le travail de la coalition mais cela gêne considérablement Moscou et Damas. L'objectif étant que la Syrie devienne l'Afghanistan des Russes. L'Iran et la Russie ont bien compris la manœuvre des Occidentaux et il semble que les milices chiites irakiennes, aux ordres de Téhéran, s'apprêtent à compléter l'encerclement de Mossoul à l'ouest pour empêcher la fuite des combattants de l'EI vers la Syrie. En prime, depuis l'accord passé en septembre entre Vladimir Poutine et le Président Tayyip Erdogan, al-Nosra et les groupes qui lui sont liés reçoivent moins d'aide de la part de la Turquie et l'armée syrienne peut avancer dans le Nord du pays ; au Sud, l'agglomération de Damas sera bientôt totalement reprise par les forces de Bachar el-Assad. Alors si la coalition frappe l'EI !

Enfin si l'EI est trop affaibli, cela profite aux Kurdes qui combattent cette organisation et la Turquie voit d'un très mauvais œil l'extension des territoires kurdes.

Mais cette coalition est également minée par son mode d'intervention. Elle ne doit pas faire de victimes civiles. Comment faire alors que l'EI utilise la population comme bouclier humain ? Par exemple, concernant le trafic de pétrole, la coalition refusait de tirer sur les camions car les chauffeurs étaient des civils. Les Russes ont réglé le problème en 48 heures.

Sur la dynamique régionale, le Qatar, la Turquie, l'Arabie Saoudite sont souvent cités et leurs rôles respectifs apparaissent assez clairement ; en revanche des pays comme la Jordanie, le Koweit sont moins exposés alors que leur implication a été notable dans le conflit syrien. Qu'en est-il exactement aujourd'hui ?

En 2011-2012, c'est par la Jordanie qu'arrivent vers l'opposition syrienne les conteneurs  d'armes qui proviennent de l'ex-Yougoslavie. Ces armes sont payées par l'Arabie Saoudite et transportées par la CIA. Mais quatre ans plus tard, ce pays est exsangue, il accueille 1,2 million de réfugiés (sur une population de 7,5 millions d'habitants) et malgré l'aide qu'il a apporté aux rebelles, ceux-ci n'ont pas réussi à prendre Damas. La Jordanie a perdu espoir de voir le régime syrien tomber et depuis un an ils se sont arrangés avec les Russes. Ils ont réussi à négocier une zone de sécurité à la frontière avec la Syrie. Le front sud de l'Armée Syrienne Libre (ASL) n'a plus qu'un rôle de police pour éviter qu'al-Nosra et l'EI ne se déplacent dans cette région. Entre réfugiés syriens et risque terroriste, la Jordanie est neutralisée.

Le Koweit a été un hub financier pour les djihadistes mais cette époque est révolue car ce pays aussi a peur des conséquences. Il est en première ligne par rapport au monde chiite. Un tiers de sa population est chiite, il a peur des troubles sur son territoire et de l'aide que pourrait apporter des milices chiites irakiennes qui arriveraient de Bassora.

L'Arabie Saoudite a la même peur par rapport aux chiites chez elle. Je pense que c'est ce qui rend l'Arabie Saoudite plus conciliante avec Moscou et Téhéran actuellement. Un point important explique l'attitude des Saoudiens. Cet Etat est le régulateur mondial des cours du pétrole. Le baril saoudien sort à 3 dollars le baril, un prix de revient défiant toute concurrence. Ils peuvent donc augmenter ou diminuer leur production selon leur bon vouloir. Un cours à moins de 50 dollars est un vrai problème pour les autres pays producteurs. Il y a deux Etats qui en payent le prix fort, l'Iran et la Russie. Avec la fin des sanctions, l'Iran veut revenir dans le jeu mais ne veut pas brader ses matières premières. La Russie, elle, sait bien qu'avec un tel cours de l'or noir elle ne peut pas financer son économie et sa géopolitique. Vladimir Poutine est, aussi, au Moyen-Orient pour peser sur les cours du pétrole. En septembre 2016, lorsque les avions russes sont partis bombarder la Syrie depuis la base iranienne de Hamadan, en août dernier, c'était un message clair envoyé aux Saoudiens.

Le Liban est une caisse de résonnance des conflits de la région. Pourquoi la désignation d'un Président libanais a-t-elle été bloquée pendant deux ans ? Ce n'est pas à cause des Libanais qui auraient très bien pu s'entendre, mais à cause des dissensions entre l'Arabie Saoudite et l'Iran. Si aujourd'hui, Saad Hariri, le chef du courant du Futur, a donné son accord pour que Michel Aoun, allié du Hezbollah, devienne Président du Liban, c'est que les Saoudiens ont fait un geste et qu'ils ne bloquent plus la Présidence libanaise.  

Israël a adopté une position de neutralité sur le dossier syrien, mais ils ne veulent pas d'un renforcement du Hezbollah et de l'Iran dans la région. 90% de la frontière israélo-syrienne est tenue par l'EI et al-Nosra, à peine 10% est dans les mains de l'armée syrienne. Les Israéliens ne veulent pas que les djihadistes lancent des roquettes sur leur territoire, donc ils entretiennent des bonnes relations avec eux, les soignent dans leurs hôpitaux et au passage ils obtiennent des renseignements. Israël n'a pas envie d'intervenir dans le Sud de la Syrie. Par ailleurs, les Russes qui veulent apparaître comme le nouveau gendarme du Moyen-Orient entretiennent de bonnes relations à la fois avec Israël et avec l'Iran.

Concernant le Qatar, pourquoi ce pays a-t-il arrêté de financer le Gouvernement syrien en exil ?

Le Qatar a arrêté de payer une belle bande de bras cassés surpayés. Il coupe dans les dépenses inutiles. En 2011, le Qatar était en pointe contre Bachar el-Assad. Mais au printemps 2013, il s'est fait voler la vedette par l'Arabie Saoudite qui a mis la main au portefeuille pour s'acheter la Coalition Nationale Syrienne. Lorsqu'il a été décidé de créer un gouvernement de transition pour prévenir le vide institutionnel qui allait survenir après la « chute imminente » de celui de Bachar el-Assad, le Qatar a obtenu le contrôle de cet organe. Bien entendu c'est le Qatar qui finançait généreusement cette nouvelle machine bureaucratique et qui nommait le premier ministre et les ministres. Théoriquement, le gouvernement de transition aurait dû être en symbiose avec la Coalition Nationale Syrienne, équivalent d'un parlement syrien en exil, mais en réalité les deux entités sont séparées et concurrentes. Mais cela n'a aucune influence sur le déroulement du conflit en Syrie puisque de toute façon, elles n'ont aucune relation avec l'opposition armée. La Coalition Nationale Syrienne est présente lors des négociations internationales mais personne de la prend au sérieux, même ses bailleurs de fond. Quant aux Syriens, ils la surnomment la « Coalition Nationale Sheraton ».

Un mois et demi après les frappes américaines sur Deir ez-Zor qui ont ciblé l'armée syrienne, est-ce qu'il est possible de dire que c'était vraiment une erreur ? Cette frappe a-t-elle eu lieu à cause des divergences de vues entre le Pentagone et le département d'Etat ?

Les USA avaient promis de faire toute la lumière ; il y a eu un court communiqué du Centcom puis plus rien. Ils n'ont jamais donné plus d'informations. Pour autant, il n'est pas impossible que ce soit une erreur. La frappe de l'OTAN sur l'ambassade de Chine, en 1999 à Belgrade était bien une erreur, c'est donc possible. Mais pourquoi une erreur à Deir ez-Zor ? L'EI se trouve dans la banlieue de cette ville et n'a jamais été bombardé. Il y a une autre explication possible : une vraie-fausse information donnée par un membre de la coalition qui a délibérément induit en erreur pour permettre à l'EI de prendre Deir ez Zor. C'est ce qui s'est produit lors de l'attaque de l'aviation américaine sur l'hôpital de Médecins Sans Frontières de Kunduz en Afghanistan. Des Afghans pro-US ont donné de fausses informations. Les US n'ont pas pu frapper l'armée syrienne de manière délibérée, il y avait trop de risques, trop de répercussions possibles sur leurs forces spéciales ou sur leurs diplomates. En tout état de cause les conséquences de ce bombardement sont lourdes. Il a mis John Kerry dans l'embarras et signé la fin des négociations russo-américaines.

Quant aux tensions entre le Pentagone et le Département d'Etat, il est vrai qu'elles sont sérieuses. D'un côté, Barack Obama a bien compris qu'il fallait arrêter de donner des armes aux rebelles car cela ne faisait que prolonger un bain de sang inutile, que cela engendre des migrations et des attentats qui affaiblissent l'Europe, mais le Pentagone rechigne et le Président américain en fin de mandat a des difficultés à trancher.

Sur le dossier syrien, la politique française apparait comme totalement alignée sur celle de l'Arabie Saoudite. Quelles sont leurs intérêts communs ?

En 2011, Nicolas Sarkozy était davantage préoccupé par la Libye, la Syrie était un théâtre secondaire pour la France et puis, le régime de Bachar el-Assad ne devait-il pas s'écrouler en moins de trois mois comme les « milieux informés » nous le répétaient en boucle ? Le Qatar et la Turquie étaient à l'initiative pour faire tomber Bachar el-Assad par tous les moyens. Le 15 avril 2012, le plan de paix de Kofi Annan devait entrer en fonction. Ce fut un désastre, car l'opposition était armée jusqu'aux dents et le gouvernement syrien n'allait pas se laisser faire. Bachar el-Assad pensait que la reprise du quartier de Bab Amer à Homs, quasiment rasé, allait faire jurisprudence pour prouver à ses détracteurs qu'il ne plaisantait pas. Mais non, tout le monde a jeté de l'huile sur le feu, persuadé que le régime allait être emporté par la vague « révolutionnaire », Kofi Annan lui a préféré démissionner de son poste d'envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie. Il savait que cela allait être un bain de sang inutile.

A l'été 2012, François Hollande a été piqué au vif par la petite phrase de son prédécesseur « en Libye, moi au moins j'ai agi ». Le gouvernement a commencé à répéter que Bachar el-Assad allait tomber dans trois mois, Laurent Fabius s'est lancé dans des grandes envolées et dès l'automne 2012, la France a fourni en secret des armes aux rebelles syriens, alors que nous avions voté un embargo européen sur la question. Certaines de ces armes se sont, bien entendu, retrouvées entre les mains des djihadistes, ce qui n'était pas pour déplaire à nos alliés saoudiens et qataris.

La France s'est faite le porte-voix du Qatar et de l'Arabie Saoudite au conseil de sécurité de l'ONU dans le conflit syrien. Certes, en géopolitique il faut assumer ses relations stratégiques, mais ce n'est pas une raison pour s'aligner complètement sur ces monarchies du Golfe capricieuses et sans scrupules quant aux moyens. Elles alimentent le terrorisme international qui nous a frappé et qui nous frappera encore. Nous savons très bien que des groupes rebelles soutenus par l'Arabie Saoudite et le Qatar ne vont pas instaurer la démocratie et la laïcité en Syrie, mais une dictature islamique. Mais ce sont de très bons clients pour les entreprises françaises et en particulier l'industrie d'armement. En outre, les Saoudiens ont enlevé une belle épine du pied à François Hollande en achetant les mistrals destinés à la Russie pour l'Egypte, qui n'en a vraiment pas besoin. Le Président français payera très cher le cordon sanitaire qu'il a mis entre les attentats et les pays du Golfe. Au prochain attentat en France qui risque d'être terrible, comme sur une école, nous risquons une guerre civile. Mais un Président ne devrait pas dire ça...


 

 

 

 

Tags:
etat islamique, frères musulmans, moyen orient, russie, terrorisme, etats-unis