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La Libye après Berlin

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27 janvier, 2020
Entretien
IVERIS


Une semaine après, que reste-t-il de la conférence de Berlin du 19 janvier 2020 ? Alors que les tous les participants s’étaient entendus pour faire respecter l’embargo sur les armes, celui-ci a déjà été violé par plusieurs pays, selon l’ONU. Le cessez-le-feu, autre point qui a fait l’unanimité lors de cette réunion n’a pas, non plus, été respecté. A quoi cette conférence internationale, fortement médiatisée, a-t-elle servi ? Afin d’en comprendre les véritables enjeux, l’IVERIS a réalisé un entretien avec un spécialiste de la Libye, Moncef Djaziri, professeur à l'Institut d'Études politiques de l’université de Lausanne.

 

 

Crédit photo : Nations Unies

Avant d’analyser les décisions prises à Berlin et leurs conséquences, il paraît important de revenir sur la manière dont cette conférence a été préparée. En effet, de nombreux points laissent, a minima, perplexe. Pourquoi l’Allemagne a-t-elle décidé de tenir cette réunion dans la précipitation et comment a-t-elle pu accumuler autant de fautes diplomatiques en n’invitant l’Algérie que tardivement et en ne conviant ni la Tunisie, ni le Maroc ni les pays du G5 Sahel qui vivent pourtant quotidiennement les effets du chaos qui a suivi la guerre de 2011 ?

Moncef Djaziri : Dès le départ et conformément à la vision du représentant de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé qui a, en quelque sorte « vendu » le concept à l’Allemagne compte tenu de son incapacité avouée à l’organiser, il s’agissait d’une conférence internationale qui devait réunir les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Le but était de les amener à adopter sinon un consensus, au moins une position cohérente. Ghassan Salamé espérait ainsi pouvoir s’appuyer sur cette convergence pour mener à bien son plan d’action de 2017, lequel a évolué dans sa conception et ses objectifs.

La précipitation de l’Allemagne s’explique par l’Accord signé entre le Président Erdogan et le Premier ministre Sarraj dont le volet sécuritaire permet au dirigeant turc d’envoyer des mercenaires extrémistes syriens pour soutenir le gouvernement de Tripoli. Initialement prévue pour mars 2020, la date de cette conférence a été avancée au 19 janvier afin de tenter de modérer les velléités turques, ce dont s’est chargé le président français Emmanuel Macron en critiquant l’intervention de la Turquie en Libye.

Il y avait deux autres grands absents à ce sommet : le Qatar, qui joue un rôle important dans le soutien aux milices affiliées aux Frères musulmans et les Kadhafistes qui comptent encore dans le pays. Comment interpréter ces absences ?

Dès novembre 2019, l’Allemagne, sous la pression de la France, de la Grande Bretagne et de l’Italie, a décidé d’élargir la conférence à l’Egypte et la Turquie. Cette dernière exigeait la présence de l’Algérie, du Qatar et de la Tunisie. Cet élargissement souhaité à la fois par le président Erdogan et l’Italie aurait déséquilibré les forces et compromis cette conférence, raison pour laquelle l’Algérie y fut conviée tardivement. Ni l’Egypte ni les Emirats Arabes Unies ni probablement la Russie et la France n’auraient accepté d’inviter le Qatar, pays considéré comme soutenant diplomatiquement et financièrement le gouvernement Sarraj et les milices islamistes. Pour ce qui est des forces kadhafistes, puissantes en Libye, sans l’accord de leurs représentants rien ne peut réussir, ni aboutir. Il faut ajouter également l’absence des leaders des tribus qui pèsent aussi dans la crise.

Autre point, pour le moins étonnant, pourquoi inviter Haftar et Sarraj et ensuite leur interdire d’assister à la conférence ?

Au départ et pour les raisons déjà évoquées, il n’était question ni de la participation du Premier ministre Sarraj ni de celle du Maréchal Haftar. Cependant, ils devaient être présents à Berlin pour signer le communiqué final et entériner les conclusions et les recommandations. Dans la position extrêmement fragile du premier ministre Sarraj, celui-ci n’avait pas d’autres options que de parapher ce document alors que le Maréchal Haftar, resté dans sa chambre d’hôtel, n’a même pas répondu à l’appel téléphonique d’Angela Merkel qui l’invitait à signer le document.

Enfin, pourquoi, alors que ce point paraît central actuellement, l’Allemagne a-t-elle exclu toute discussion sur l’Accord passé en novembre dernier entre les présidents Erdogan et Sarraj ?

En effet, la chancelière a décidé d’emblée que l’Accord économique et sécuritaire signé entre le président Erdogan et le premier ministre Sarraj ne serait pas à l’ordre du jour. C’était une condition posée par la Turquie, c’était aussi une exigence italienne et un souhait de l’Allemagne. L’Italie soutient en effet, sans le dire clairement, l’interventionnisme turc en Libye car cela permet de renforcer les islamistes à Tripoli comme à Misrata. En outre et pour des motifs économiques, l’Italie partage les mêmes vues que le Qatar, lequel est favorable à l’Accord signé entre Erdogan et Sarraj.

En fait, cette précipitation, ces fautes, ces non-dits, ne sont-ils pas aussi le signe que l’Allemagne a tenté de jouer sa propre carte pour avoir un plus grand rôle politique, économique et géostratégique en Libye et plus largement en Afrique ? 

Dès le 11 septembre 2019, Angela Merkel s’est proposé d’accueillir cette conférence que le représentant de l’ONU en Libye tentait, en vain, d’organiser. Cela correspond aussi aux ambitions de l’Allemagne qui cherche à exercer un leadership mondial et souhaite apporter sa contribution à la solution des problèmes internationaux.

Mais on peut se demander si ces ambitions ne sont pas démesurées et si sa volonté de vouloir partager ce leadership avec la France, la Russie, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, ne lui fait pas courir des risques inhérents à sa surexposition internationale. On peut se demander aussi si l’Allemagne a vraiment les moyens de ses ambitions. Sa méconnaissance des pays où elle cherche à exercer une influence, comme en Libye, mais aussi dans d’autres pays africains, pourrait produire des effets contreproductifs nuisant à ses intérêts.

Après cinq heures de réunion, les participants sont sortis avec un communiqué final proposant des objectifs très ambitieux, mais sont-ils réalistes ? Par exemple, les participants ont décidé de faire respecter la résolution des Nations Unis de 2011, concernant l’embargo sur les armes. Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait avant ? Qu’est-ce que Berlin a changé qui aurait pu permettre à cette résolution d’être enfin appliquée ?

La lecture très attentive des neuf pages du communiqué final montre qu’il s’agit d’un « inventaire à la Prévert », on y trouve tout, sans cohérence ni logique y compris le rappel maintes fois réitéré de respecter la résolution 1970 (2011) imposant l’embargo. A Berlin, non seulement ce nouveau rappel n’a rien changé, mais il a mis en évidence l’impuissance de la communauté internationale et surtout celle de l’ONU à faire respecter des résolutions pourtant contraignantes.

Dans le communiqué final il est demandé à toutes les parties au conflit de redoubler d’efforts afin d’obtenir un cessez-le-feu permanent. Les participants ont unanimement déclaré qu’il n’y avait pas de solution militaire à la crise libyenne, cette prise de position et l’appel à faire taire les armes, pourraient être interprétée d’une manière extrêmement positive, mais là encore n’était-ce pas irréaliste ?

Le communiqué appelle « toutes les parties concernées » à suspendre les hostilités et à s’orienter vers un « cessez-le-feu permanent ». L’appel à cesser les hostilités et à faire taire les armes est louable, mais c’est un vœu pieux car il n’est accompagné d’aucune mesure réaliste. Le communiqué se limite à appeler les Nations Unies à « faciliter les négociations entre les parties y compris à travers la création d’un comité militaire 5+5 pour contrôler et vérifier l’application du cessez-le-feu ainsi que le désarmement des milices. »

Une fois encore, comment peut-on demander aux belligérants de contrôler leurs propres opérations militaires ? Si on avait été cohérent et que les dirigeants aient eu une volonté politique ferme, ils auraient dû envisager une force d’interposition tierce. Par faiblesse, on est allé dans le sens souhaité par le représentant de l’ONU en Libye qui s’oppose à toute force internationale d’interposition, préférant confier cette mission au comité militaire en question. Ce qui, en clair, signifie se condamner à l’impuissance et à la continuation de la guerre. D’ailleurs, à l’heure où nous écrivons ces lignes les opérations militaires se sont intensifiées.

Comment résoudre le problème des milices qui pèsent de tout leur poids depuis 2011, qui sont l’obstacle majeur à toute résolution du conflit, elles viennent en prime d’être renforcées par l’arrivée de djihadistes syriens soutenus par la Turquie ?

Le désarmement des milices est un point crucial dans le processus de reconstruction de l’Etat libyen. Il en est fait mention dans la partie du communiqué consacrée au cessez-le-feu, tout en confiant la mission au comité militaire.

Tous les efforts butent et buteront sur ce point car il y a de profondes divergences sur le rôle et la place de ces milices. Pour le Maréchal Haftar et maintenant pour la communauté internationale, tel que cela apparaît de manière explicite dans le communiqué de Berlin, les milices armées sont un obstacle à toute reconstruction de l’Etat d’où la nécessité de les désarmer et les dissoudre. Pour le Premier ministre Sarraj qui en est militairement et politiquement dépendant, ces milices sont des « forces révolutionnaires » qui défendent la révolution de février 2011. C’est également la perception qu’ont ces milices d’elles-mêmes mais c’est aussi leur fonds de commerce...

Mais ce qu’il manque dans le communiqué final, ce sont les précisions et l’autorité qui devrait être chargée de désarmer les milices et de démobiliser certains de leurs membres en fonction de critères précis. Or nous ne savons pas qui remplira cette mission et quels seront les critères d’intégration des milices dans l’appareil sécuritaire ou militaire ?

Plus largement, et dans la mesure où le pouvoir du premier ministre Sarraj dépend à Tripoli des milices islamistes armées, la communauté internationale et l’ONU doivent clairement se déterminer : soit opter pour le désarmement des milices et pour cela soutenir Sarraj par une force d’intervention ou alors considérer qu’il n’est plus légitime et désigner un nouveau Chef de gouvernement qui soit déterminé à dissoudre les milices et le cas échéant, les combattre. La communauté internationale et l’ONU doivent clairement en décider. Dans tous les cas, cela signifie qu’avant de tenter de résoudre le problème des milices, il faut préalablement régler la question de l’Exécutif. De cela dépend également l’attitude à adopter à l’égard de la Turquie qui alimente les milices par l’envoi de djihadistes et de mercenaires syriens.

Tous ont également condamné les ingérences extérieures en Libye, que vous dénonciez depuis fort longtemps, ce qui est tout à fait surréaliste puisque tous s’ingèrent dans ce conflit d’une manière ou d’une autre (1). Pensez-vous qu’après avoir affirmé cela, l’Arabie Saoudite, les EAU, la France, les USA, la Russie, l’Italie, la Turquie, cesseront leurs soutiens à l’un ou l’autre protagoniste du conflit ?

En effet, j’ai dénoncé à plusieurs reprises depuis 2011 les ingérences extérieures en Libye qui ont détruit ce pays et l’ont ramené des dizaines d’années en arrière. D’une conférence à une autre, on n’a pas cessé de « condamner les ingérences » par ceux-là même qui s’ingèrent dans les affaires libyennes. Et d’une conférence à l’autre, ces ingérences augmentent ! La conférence de Berlin entérine en quelque sorte une nouvelle ingérence, encore plus pernicieuse, celle de la Turquie d’Erdogan en Libye.

Sur les ingérences, le cessez-le-feu et le respect de l’embargo, les Européens ont semblé montrer une unité, mais quid des divergences entre pays membres de l’UE et alliés de l’OTAN ?

Malheureusement, l’unité n’est que de façade. Concernant le cessez-le-feu ou le respect de l’embargo, il n’y a pas vraiment d’unité ni d’accord. S’agissant du cessez-le-feu, les divergences existent quant aux modalités de son application. Les uns pensent que le comité 5+5 est capable de remplir la mission, tandis que d’autres pensent qu’il faut une force d’interposition onusienne, africaine ou européenne. Pour ce qui est de l’embargo, tous les pays appellent à le respecter, mais dans les faits certains veulent des mesures concrètes d’observation et des sanctions alors que d’autres s’en tiennent au comité d’experts de l’ONU pour continuer à rédiger des rapports comme cela est fait depuis 2011.

Pour quelles raisons, le maréchal Haftar a-t-il décidé de bloquer les terminaux pétroliers, à la veille de cette conférence ? Au fond, est-ce que tous ces grands raouts, réunions, sommets, n’attisent pas plus le feu qu’elles n’apportent de solutions ?

L’enjeu de la répartition équitable des ressources pétrolières est capital dans la crise que traverse la Libye et rien ne pourra réussir si l’on ne se décide pas de se confronter sérieusement à ce problème. A cet égard, il est pour le moins surprenant que ce problème épineux ne soit pas mentionné dans le communiqué final.

Le contrôle des champs pétrolifères et des terminaux pétroliers à l’Est, au Sud et en partie à l’Ouest instauré le 18 janvier par le Maréchal Haftar et la plupart des tribus est, selon leur point de vue, l’ultime moyen de rappeler à la communauté internationale l’urgence d’une solution à ce problème. Les principales tribus viennent de rappeler les cinq conditions de déblocage des terminaux : la destitution de Sarraj, le remplacement du directeur de la Banque Centrale Libyenne, du président de la Compagnie Nationale du Pétrole, la formation d’un gouvernement d’union nationale et la répartition équitable des revenus pétroliers.

On est donc bien obligé de constater qu’à force de nier ou d’occulter les vrais problèmes parmi lesquels l’enjeu pétrolier, les multiples réunions et conférences ne font qu’aggraver la crise. En invitant la Turquie à Berlin sans mettre à l’ordre du jour son intervention militaire en Libye, cette conférence l’a objectivement légitimé creusant ainsi la défiance des Libyens à l’égard de la communauté internationale.

Quelles seront les conséquences de l’après Berlin ?

Berlin aura été une conférence de plus dans la série, avec de nouveaux problèmes mais sans aucune solution réaliste et réalisable. Les recommandations sont trop générales, manquent de cohérence et de hiérarchisation ; trop d’objectifs simultanés à atteindre sans aucune spécification ni différenciation. En agissant ainsi la communauté internationale se condamne à l’impuissance et à l’inaction.

Les grandes puissances continuent de penser que la solution réside dans l’Accord de Skhirat de 2015 qui non seulement n’a rien résolu mais, pire encore, a aggravé la crise et conduit à la guerre civile que la Libye vit aujourd’hui. En 2016 et 2018, nous l’avons écrit dans des revues internationales : il est urgent de sortir de l’Accord de Skhirat, repenser l’ensemble du processus politique et repartir sur de nouvelles bases (2-3).

La force d’inertie de la communauté internationale et de l’ONU aggrave la crise libyenne, qu’on ne peut réduire à simple problème technique de « fabrication de l’Etat » (State-building engineering), comme le pensent Ghassan Salamé et les responsables allemands. Ces derniers sont par ailleurs convaincus que la mission qu’ils se sont attribuée de participer aux opérations de paix et de state-building leur permettra d’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité que l’Allemagne demande depuis 1993.

Certes, la reconstruction de l’Etat est une urgence, mais ce n’est pas une question d’experts internationaux qui prétendent apprendre aux Libyens comment faire ! Nous savons depuis le 20ème siècle, grâce aux travaux du sociologue allemand, Norbert Elias, que la construction ou la reconstruction des Etats sont de très longs processus. La crise libyenne et l’issue de la guerre civile actuelle font partie de ce processus.

En conclusion, que faut-il attendre du prochain sommet sur la Libye à Brazzaville le 30 janvier ?

Malheureusement, on ne peut rien attendre du prochain sommet de Brazzaville car au sein des pays africains, comme en Europe, les pays sont divisés. La progressive hégémonie turque en Afrique, en particulier au Sénégal et en Gambie, risque d’aggraver les dissensions et rendre impossible un consensus africain. Dans le passé, les positions de l’UA ont été courageuses, elles continuent à l’être. L’organisation panafricaine revendique une place dans le processus international de décision sur la crise libyenne. Elle demande depuis plusieurs mois la nomination conjointe par l’ONU et l’UA d’un nouveau représentant en Libye ; les pays africains considérant que Ghassan Salamé a échoué dans sa mission et qu’il n’a plus la confiance ni des Libyens ni des Africains.

Moncef Djaziri

Propos recueillis par Leslie Varenne

 

(1) https://www.iveris.eu/list/entretiens/362-la-libye-victime-des-ingerences-exterieures-

(2) M. Djaziri, « Libya : the Deadlock in Reaching a Political Agreement and the Problems Posed by the Democratic Transition », in Arturo Varvelli (ed.by), State.Building in Libya. Integration Diversities, Transitions and Citizenship, Publisher Rest Doc, Rome, 2017, pp. 102-125.

(3) M. Djaziri, « Libye : propositions pour sortir de la crise », in revue Politique Internationale, Paris, 2018, N° 159, Printemps, 2018, pp. 313-327.
 


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