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Guerre au Soudan : une bombe à fragmentation

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28 avril, 2023
Note
Leslie Varenne


Un mois après l'annonce de l'accord de paix irano-saoudien paraphé à Pékin, les premiers signes d'un apaisement au Proche et Moyen-Orient sont palpables au Liban, en Syrie, avec un ballet diplomatique soutenu entre les capitales arabes. Après neuf années de conflit, le Yémen se prépare à la paix, avec échange de prisonniers à la clé et la réouverture des ambassades entre Ryad et Sanaa prévue le 9 mai. C'est toujours un soulagement de savoir qu'une guerre qui a engendré tant de morts et tant de souffrance pendant tant d'années se termine, même si le chemin vers la paix est semé d'embûches. Mais à peine la bonne nouvelle annoncée, le 15 avril un nouveau front s'est ouvert. Le malheur a été dispatché ailleurs, au Soudan qui fût un géant arabo-africain avant d'être amputé en 2011 de sa partie sud. Il reste néanmoins un grand pays, stratégique, une terre de passage vers les sept États qui l'entourent et à un vol d'oiseau de l'Arabie Saoudite. Autant dire que si le feu s'installe à Khartoum, d'autres incendies et de grands bouleversements sont à prévoir dans la région et bien au-delà… 

 Partie I : Les conditions de l'explosion

 

 

 Les généraux Hemedti et Burhan. Crédit photo : La poste arabe

Restaurer la paix et la démocratie….

Après la révolution de 2019 qui a conduit au départ du président Omar El Béchir, le Soudan a connu une courte période de transition militaire, puis une autre militaro-civile, avant qu'en octobre 2021, les deux généraux au pouvoir perpètrent un coup d'Etat pour en évincer les civils. Alliés d'hier, le général Burhan, président du Conseil de transition, à la tête de l'armée régulière et Mohamed Dagolo dit Hemedti, vice-président, patron d'une puissante force paramilitaire (FRS) se sont déclarés la guerre ce 15 Avril.

Tout au long de ces quatre années, Khartoum a été le théâtre d'innombrables accords, arrangements, négociations qui devaient mettre fin à l'instabilité et permettre l'instauration de la démocratie.

Le 5 décembre 2022, militaires et partis politiques ont présenté un accord-cadre parrainé par une médiation internationale (Nations Unies, Union africaine, organisation régionale (IGAD) sous l'égide des États-Unis. Ce compromis était supposé lancer un nouveau « processus politique pour rétablir la transition  » et instaurer la démocratie. Cependant, comme le souligne, le journaliste Mat Nashed : « cet accord-cadre comportait un certain nombre de problèmes dès le départ. Il n'était pas inclusif,  bénéficiait de peu de soutien populaire et était trop ambitieux - il promettait de s'attaquer à des questions clés telles que la réforme de la justice transitionnelle et le secteur de la sécurité en quelques semaines, voire quelques jours. » En prime, cet accord et toutes les négociations préalables ont fini par adouber les deux généraux comme des acteurs politiques légitimes et nourrir leurs ambitions personnelles. 

A ce volet politique funeste, s'est ajouté le volet économique. Dans un article très étayé, intitulé : « l a crise économique fabriquée au Soudan ou comment l'Occident a détruit la démocratie soudanaise », l'analyste Mahmoud Salem a passé au crible toutes les décisions qui ont étranglé le pays et accentué la crise politique en y adjoignant des crises économiques et sociales. Comment un pays, déjà exsangue en raison de décennies de sanctions occidentales a été contraint de dévaluer sa monnaie et de rembourser sa dette. Mieux, une fois ces engagements réalisés dans la douleur, les acteurs institutionnels n'ont pas tenu leurs promesses de débloquer les fonds. En quatre ans, la livre soudanaise a été dépréciée de 950%. En 2022, l'inflation a atteint 150% et neuf millions de personnes se sont retrouvées en insécurité alimentaire sur 45 millions d'habitants. La population a été punie, mais les Etats-Unis ont refusé de sanctionner les deux généraux. Pourtant il y avait matière, ils ont mis le pays en coupe réglée. Burhan et ses militaires ont capté des pans entiers de l'économie, tandis qu'Hemedti a mis la main sur les mines d'or du Darfour, son fief. Le Soudan est un cas d'école de toutes les vieilles recettes pour imposer des changements de régime au nom de la démocratie.

«  C'était écrit sur le mur, c'est maintenant écrit dans le sang » dit Mat Nashed.

Seul le représentant des Nations Unies pour le Soudan, Volker Perthes, n'a rien vu venir. Le 15 mars, un mois jour pour jour avant le début des combats, il déclare devant le Conseil de sécurité : «  Le retour à la paix est proche.  »

Les protagonistes et leurs alliés

Le profil des généraux aurait dû, a minima, appeler à la prudence et à la circonspection. Ils sont responsables d'avoir réprimé la manifestation de l'opposition du 3 juillet 2019 à Khartoum qui avait entraîné la mort de 127 personnes, de centaines de blessés et de disparusIls ont également tous deux été parties prenantes dans la guerre du Yémen. Burhan en organisant et prenant le commandement des mercenaires d'Hemedti qui se battaient pour le compte des Emirats arabes unis et de l'Arabie Saoudite.

Abdel Fattah al-Burhan, est également accusé par l'opposition d'être en contact avec les islamistes des réseaux encore très vivaces d'Omar el-Béchir, qui aurait, selon plusieurs sources, soufflé sur les braises de ce conflit. Néanmoins, dans ce pays rien n'est aussi simple, le clan de l'ancien président peut avoir un pied dans les deux camps. Dans son livre, «  Le Soudan dans tous ses Etats  », une somme historique et une ode à ce pays et à son peuple, Michel Rambaud décrit fort bien cet : « enchevêtrement de relations complexes, entre communautés, religions, ingérences des voisins et des grandes puissances. » De plus, Burhan aurait le soutien de l'Egypte dont l'allergie aux Frères musulmans est notoire.

Les états de service d'Hemedti sont plus sombres encore. Originaire du Darfour, il intègre la milice janjawid, de sinistre mémoire, avant d'en prendre la tête et de servir de garde prétorienne au régime d'Omar el-Béchir. Alex de Wall professeur à la Fletcher School, résume son parcours : « La carrière d'Hemedti est une leçon d'entrepreneuriat politique donnée par un spécialiste de la violence.» Ses mercenaires participent aux conflits dans la région, Tchad, Libye, aux côtés du maréchal Haftar, République centrafricaine.

Côté alliés, il peut compter sur les Emiratis, qui le soutiennent même s'ils ne l'avouent pas publiquement ainsi que sur l'aide du maréchal Haftar qui lui enverrait des renforts en armes et en munitions. La société militaire privée Wagner, qui fait couler tant d'encre, travaille aussi pour le compte d'Hemedti. Elle semble agir ici dans un strict but commercial. Il serait simpliste de résumer la position de la Russie par la seule présence des «  musiciens  » dans un camp.
 
Enfin plus surprenant, les RSF ont bénéficié des fonds européens et de l'aide de l'Italie. Si l'UE semble avoir arrêté ses financements en 2019, Rome a continué son partenariat dans le cadre de la lutte contre l'immigration en apportant formation et soutien logistique. Le journal italien Africa Express publie une vidéo d'Hemedti d'août 2022 dans laquelle il déclare « Nous sommes soutenus avant tout par les Italiens. (…) Ils pourraient continuer pendant deux ans avec nous. »

Pour l'instant, Rome comme tous les autres acteurs européens, régionaux, membres du Conseil de sécurité, gardent désormais une position neutre. Beaucoup cachent leur jeu, d'autres attendent de savoir dans quel sens le vent va tourner.

Rapport de forces

Après 15 jours de guerre, il est difficile de savoir qui prend l'ascendant. L'armée régulière semble être en position de force dans les grandes villes, mais aucune nouvelle ne filtre de l'intérieur du pays, internet étant coupé. Les deux camps sont de force égale en nombre de combattants. Burhan est à la tête de 100 000 hommes environ et dispose d'équipements et de bases militaires. Les Forces de soutien rapide (FRS) seraient composées de 70 000 à 150 000 combattants, mais manquent de moyens logistiques. Tout dépendra des ralliements des groupes armés qui sévissent dans ce pays depuis de nombreuses années. Pour l'instant, selon un diplomate tchadien, l'accord de Juba négocié en 2020 par feu Idriss Deby semble tenir, « les groupes gardent la ligne de la paix et ne se sont ralliés ni dans un camp ni dans un autre, mais jusqu'à quand ? » Tout dépendra également des soutiens extérieurs qui seraient tentés d'alimenter le conflit dans un camp, dans un autre ou encore dans les deux.
 
Les grands perdants…
 
Le premier perdant de ce conflit est évidemment le peuple soudanais. Après lui, l'Egypte sera le premier pays impacté, 4 millions d'Egyptiens vivent au Soudan, 5 millions de Soudanais vivent en Egypte et ont des liens historiques et des relations étroites à tous les niveaux avec Khartoum. Cela arrive au plus mauvais moment pour le Caire qui traverse une violente crise économique.
Le deuxième État dans l'œil du cyclone sera le Tchad, qui reste très prudent à l'heure actuelle, tant les relations communautaires, familiales, culturelles sont imbriquées dans la société soudanaise. Dans la foulée, la République centrafricaine, où en plus il y a actuellement des accrochages à la frontière tchadienne. Viennent ensuite la Libye, les pays sahéliens, qui seront triplement victimes à cause de tous les trafics que produiront cette guerre, armes, contrebandes et du désintérêt pour leur région en raison de ce nouveau conflit, des aides humanitaires moindres à cause des moyens de de plus en plus réduits. A l'Est, l'Ethiopie, l'Erythrée, sans oublier bien sûr, le Soudan du Sud. 
C'est un coup dur aussi pour le Moyen-Orient qui a commencé à s'apaiser après l'accord irano-saoudien signé à Pékin. 
Mauvaise nouvelle pour la Chine, très impliquée dans le pétrole soudanais et qui dans le cadre de la route de la soie a ouvert sa première ligne maritime directe entre Qingdao et Port Soudan en juin 2022 .
Enfin, pour la Russie qui avait obtenu, en février dernier l'accord de Burhan et d'Hemedti pour ouvrir une base logistique pour sa marine en échange de matériels militaires aux Forces armées soudanaises. Stratégiquement situé en mer rouge, à Port Soudan à quelques encablures de Djeddah en Arabie Saoudite, un État qui s'apprête à rejoindre l'Organisation de coopération de Shanghai.  
 
L'IVERIS consacrera prochainement plusieurs notes pour décrypter les conséquences de la guerre au Soudan pour chacun de ces Etats.

Leslie Varenne 
 

 

Tags:
soudan, afrique