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Ne pas céder à la terreur de Daech

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04 septembre, 2016
Note
Pr Abderrahmane Mekkaoui


Croyant ou athée, il est très difficile de comprendre les tenants et les aboutissants de cette guerre asymétrique entre l'organisation de l'Etat Islamique (EI) et la coalition internationale constituée de soixante nations dont la France. Dans sa propagande diffusée avec intelligence sur les réseaux sociaux, Daech joue la victime de l'Occident et de ses alliés de Tanger à Djakarta. Selon Aamaq, leur agence de presse, Dar Al-Islam est attaquée et fait l'objet d'une agression internationale menée par les infidèles, nommés Kouffars, qui massacrent les croyants et détruisent flore et faune. D'après leur autre porte-voix, le journal Dabiq, « l'Occident mécréant » et ses alliés veulent maintenir la Oumma (la communauté) dans l'ignorance, la pauvreté et la division. Ce discours victimaire, nourri par un langage religieux décontextualisé, dont les termes sont bien choisis dans le Coran, est un message dans le message. Son contenu décrypté prône le Djihad offensif, c'est-à-dire la guerre générale et éternelle, incitant chaque musulman, là où il se trouve, à apporter son aide et son soutien en utilisant tous les moyens dont il dispose. Daech s'oppose au djihad spirituel pacifique sans ne jamais mentionner pourquoi les « infidèles » ont déclaré la guerre à cette organisation terroriste et omet délibérément de préciser que cette guerre qui lui est déclarée a pour but premier la protection des populations civiles décimées par lui-même, et comme second objectif la défense des alliés de la région menacés par le chaos et la désarticulation.

 

Daech a divisé les musulmans en deux clans antagonistes : ceux majoritairement pacifistes et contre cette organisation, et ceux, heureusement minoritaire, du moins pour le moment, qui ont proclamé leur allégeance au calife Al Baghdadi. Ces derniers sont autorisés à exterminer tous ceux qui ne partagent pas leurs idéaux, y compris les musulmans. Ce clan, animé par une mémoire collective idyllique, grandit chaque jour grâce à des psychopathes qui cherchent la repentance ou des raisons de passage à l'acte. Ce sont des paumés en quête d'un sens à leur vie ou d'une solution à leurs problèmes multiples.

La stratégie de recrutement de ces combattants est bien pensée par les généraux de Saddam Hussein et les doctrinaires de l'organisation de l'Etat islamique (EI), les deux ayant juré de se venger de tous les pays qui ont soutenu l'invasion américaine en l'Irak. Leur projet terroriste est porté par les Afghans arabes (les anciens d'Al Quaeda), dont la vision est la conversion par la force de toute l'humanité. Cette rencontre entre les ennemis d'hier plonge le monde dans l'incertitude et la guerre. Nous ne sommes donc pas seulement en face d'extrémistes religieux convaincus, mais nous sommes également en face de laïcs baasistes. De ce fait, l'Occident se trompe d'adversaire. En effet, ce conflit se situe sur un plan politique et géostratégique. Dans ce cadre, il ne s'agit pas de repenser ou de revisiter l'islam, ni de réformer les institutions musulmanes mais de se focaliser sur le renseignement, de l'intérieur comme de l'extérieur, en mobilisant les musulmans pacifistes sur la base de sourates et d'hadiths, qui obligent chaque croyant à dénoncer les égarés (Al-Moufsidoune), même s'il s'agit de leurs propres enfants, et sur le contre discours basé sur les textes sacrés dont le Coran est bien armé, pour éliminer la menace de cette idéologie nihiliste spirituellement habillée.

Notre contribution essentielle doit permettre de comprendre la véritable nature de la doctrine de guerre de Daech et détecter ses soldats inconnus, ses mécanismes d'embrigadement et sa stratégie de propagande. Pour ce faire, il faut utiliser trois outils au moins : la langue arabe classique ; l'histoire de l'islam ; l'analyse des textes sacrés décontextualisés propagés par Daech. Afin de mieux cerner la problématique stratégique des terroristes, l'analyse des derniers crimes revendiqués a posteriori par l'EI indique qu'ils s'inscrivent dans le prolongement irrationnel d'une doctrine bien réfléchie par les idéologues du Calife, propageant le salafo-fascisme (le takfir et le djihad) sur les cinq continents. Ce terrorisme takfiriste vise à déclencher une véritable frénésie de haine et de fanatisme. Son mot d'ordre n'est pas simplement d'assurer la division politique et l'éclatement des sociétés démocratiques, mais il comporte aussi des objectifs militaires consistant à desserrer l'étau contre l'EI, qui a perdu 45% de son territoire imaginaire, sans frontières et riche en pétrole. Ici la similitude des actions de Daech en cours en Europe et en Afrique avec le précédent attentat d'Al-Qaïda à Madrid en 2006 (plus de 250 morts et de très nombreux blessés) est tangible. Ce carnage meurtrier a poussé l'Espagne à se retirer d'Afghanistan et provoqué des élections anticipées qui ont permis le retour du PSOE au pouvoir. Dans le même sillage, la France est la troisième puissance mondiale engagée dans le cadre de la coalition internationale contre Daech en Irak et en Syrie et se trouve dans la même situation politico-militaire que l'Espagne. Expliquer l'action militaire de l'EI à travers son bras extérieur, le radicalisme, c'est appréhender la doctrine militaire de cette organisation basée sur des références sacrées falsifiées et décoder les causes qui poussent des jeunes à s'identifier à une idéologie barbare qui n'a rien à voir avec les préceptes de l'Islam.

Le prophète Mohamed a lui même eu affaire à son époque à des terroristes qu'il appelait « Al -moufssidoune » (pervers). La stratégie de l'envoyé de Dieu dans sa lutte contre ce nihilisme destructeur, soulignée avec force dans le Coran, ne consistait pas à dialoguer avec les pervers, mais à les combattre avec l'épée, en les exécutant. Aucun dialogue n'est possible avec ce type d'individus. La  grande discorde survenue 25 ans après la disparition du prophète a marqué toute l'histoire de l'Islam, avec cette nuance que cette guerre contre ces sauvages reposait à la fois sur l'épée et sur les idées (le contre discours). Les radicalisés modernes, dont environ 80% ne connaissent les textes sacrés qu'à travers la toile (les imams de Google) représentent chacun un type en soi « déconcertant par leur diversité ». Chacun a un parcours particulier et réfléchit à son modus operandi propre. La rencontre entre barbarie et délinquance est ainsi fondée. Pourtant, une fois radicalisés, on les retrouve dans des catégories distinctes. Les « lions du califat » de l'EI sont 36 000  (selon le centre allemand FIRIL) étrangers partis faire le djihad en Syrie et en Irak pour des motifs personnels appelés les émigrés (Al-Mouhajirounes). Ces jeunes aguerris, entrainés et idéologisés à la nord-coréenne et ayant fait preuve de leurs dérives sanguinaires, sont connus pour leur férocité sur le terrain. Ils sont divisés en trois groupes : une majorité toujours sur les différents théâtres des opérations, 21 800 milles européens et américains dont 2 500 français ; ceux qui sont morts au front ; et une minorité ayant pu retourner dans leurs pays d'origine pour diverses raisons (fuite ou mission). Ces derniers mal gérés par les Etats, constituent une menace réelle et directe pour toute l'Europe, particulièrement la France, puisque Daech les considère toujours comme autant de soldats du califat actionnables au moment voulu. Cette catégorie des retournés ne sont pas « dé-radicalisables » dans leur majorité. La preuve est que la majorité des candidats à la « dé-radicalisation » ou à l'insertion dans le monde arabe ont dissimulé leur personnalité et sont retournés sur les lieux du djihad en Afrique et au Moyen Orient. Une minorité d'embrigadés par Daech, grâce à des réseaux dormants, sont restés sur place car ils n'ont pas pu quitter leur pays d'origine pour plusieurs raisons (vigilance familiale et policière) dans l'attente des ordres du commandement de Daech qui dispose d'un ministère des martyrs répartit géographiquement, appelés soldats du califat. Ils sont préparés à commettre des attentats dans les pays dits ennemis ou chargés de mission de recrutement, de collecte d'argent et de propagande. Les djihadistes n'ayant pas réussi ou souhaité la Hijra (l'émigration en Syrie) se sont plutôt radicalisés dans les prisons surpeuplées, les quartiers sensibles, les collèges et les centres de loisir. En fait, ces jeunes hommes ont accumulé une somme de frustrations psychologiques et socio-économiques facilitant le processus du glissement, rapide ou lent, vers la radicalité et la criminalité. La compréhension de ce phénomène nihiliste et destructeur réside dans l'analyse de plusieurs facteurs essentiels :
la maitrise du renseignement en prison en révisant la procédure pénale en vue d'un verrouillage de la liberté de manœuvre et de mouvement des djihadistes présumés, pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Dans ce cadre, les juges et les sécuritaires sont appelés à connaitre les techniques de la dissimulation, à décrypter le message et à connaître l'art de guerre et de renseignement de ces groupes djihadistes.
Un maillage territorial prenant en compte le renseignement de proximité dans les quartiers sensibles, terreau des réseaux du crime organisé. Dans ce sens, les érudits d'Al-Azhar insistent sur le fait que le terrorisme n'est pas le fruit des problèmes socio-économiques principalement mais la rencontre entre une doctrine violente et les complexes multiformes des criminels et assassins qui cherchent à trouver une solution à leurs problèmes personnels.
La solution face aux soldats de Daech, c'est donc la guerre, dans sa dimension la plus large et la fermeté afin d'anéantir ce monstre, un engagement au sol pour détruire l'infrastructure, les centres de commandement et de propagande des organisations terroristes, sans distinction aucune, est nécessaire. Le rétablissement de l'ordre et la stabilité en Syrie, en Irak, en Libye et au Sahel sur la base de la justice et la démocratie est très demandé. On ne peut pas laisser souffrir des millions de personnes sans intervenir à cause d'une realpolitik. Pour que cette stratégie puisse réussir, c'est par un consensus international sous supervision onusienne que pareil investissement devrait se traduire dans ces conflits de faible intensité. Les troupes des pays musulmans doivent être en première ligne comme fer de lance de cette guerre mondiale contre les Takfiristes, qui menacent tout le monde et qui n'attendent que la fin et l'apocalypse pour obtenir les récompenses promises par les vendeurs de mort. Concernant les radicalisés du front intérieur, appelés soldats du Califat, avant la commission de l'acte, seul le renseignement humain peut constituer une arme redoutable contre ces extrémistes qui ont été touchés par la propagande de cette doctrine violente sans véritable lien organique avec l'organisation mère. Ces soldats invisibles, qui vivent parmi nous et qui cachent leurs sentiments haineux et leurs projets, ignorent les textes authentiques de l'islam, excommunient toute l'humanité en commençant par leurs propres familles et rejettent leur haine et leurs déboires sur tous, considérant la société comme responsable de leurs différents échecs : scolaires, familiaux, professionnels et in fine du vivre ensemble. A travers cette série d'attentats ignobles, Daech veut que la France se retire de la coalition internationale, qui a porté des coups douloureux à la barbarie à Raqqa et à Mossoul.
La guerre contre la sauvagerie n'est pas l'affaire des imams, et encore moins des aumôniers; c'est la mission des militaires, des sécuritaires et des penseurs, puisque ces égarés-là ne fréquentent pas les lieux de culte soupçonnés être des lieux de délation et de renseignement des "Kouffars". Il ne s'agit pas de réformer les institutions musulmanes, mais de réfléchir sur le contre discours en un langage spécifique sur la base des sourates, qui déconstruisent la désinformation terroriste. Parmi les six millions de français musulmans, il est fort probable qu'il y ait 100.000 radicalisés, de tous courants salafistes confondus, dont la majorité a grandi dans la délinquance et le communautarisme. Daech leur offre la rédemption et le rachat par le martyr et le sacrifice. À noter que le radicalisme s'est installé en France depuis 1990 (décennie noire en Algérie) et qu'il a suivi un processus très complexe, loin de la vigilance des pouvoirs publics. Le basculement s'est s'opéré très vite depuis l'apparition de la doctrine et de la sauvagerie en 2004. Un extrémiste passerait obligatoirement par trois phases essentielles :
Phase 1 : celle du complotisme ; le radicalisé se convainc que l'origine de tous ses échecs et déboires sont l'œuvre de l'autre. Cette phase, d'une durée inégale, courte ou longue selon les individus, permet le passage à la deuxième étape.
Phase 2 : appelée période de perturbation et d'isolement en appliquant la règle du désaveu de la société selon le dogme d'Al-baraa, terme signifiant le rejet de l'autre. Cet élément de l'unicité est utilisé à toutes les sauces par les doctrinaires de Daech. Ils visent à diviser la société en deux camps antagonistes, l'un détestant l'autre jusqu'à la mort.
Phase 3 : cette dernière étape dans le basculement réside dans la détermination et la décision de passer à l'acte, de préférence avec des méthodes et des moyens différents des carnages déjà perpétrés. Pour les radicalisés, cette doctrine leur assure une autre vie bien plus confortable et bénie dans l'au-delà que celle qu'ils endurent ici-bas. Le mot d'ordre du porte-parole de l'EI, Mohamed al Adnani, à tous les musulmans est de venir en aide à Daech, en frappant "les mécréants" avec pierres, couteaux, haches, véhicules béliers, etc. Ou de s'en prendre à des religieux, des journalistes, des écrivains et au commun des mortels (ratissage large). La littérature terroriste conseille le choix d'actes à forte teneur et charge symbolique et à grand impact médiatique, (cibles compatibles à leur vision de guerre) très recherchées par Daech pour influer sur la décision stratégique des Etats et pour créer terreur, psychose et méfiance au sein de la population. Selon Abu Mossab al-Souri, un théoricien du djihad lié à al-Quaeda, le djihadiste doit casser les ponts de confiance entre l'Etat et la société provoquant la guerre civile ou/et religieuse.
 

En conclusion, le renseignement et le maillage territorial doivent intégrer cette doctrine, agitée par le prosélytisme d'un ennemi lointain, manœuvrier et déterminé à liquider la démocratie. L'EI réussit à réactiver une mémoire collective et imaginaire en exploitant l'état psychologique délabré et abimé de cette jeunesse européenne désœuvrée, électrisée en pleine crise identitaire et existentielle. Le surpeuplement dans les prisons, le communautarisme,  l'antisémitisme, la victimisation etc. se marient avec l'état psychologique des esprits faibles recrutés par des têtes pensantes protégées et bunkerisées. Pour vaincre les vicissitudes actuelles, la société française doit s'impliquer dans son ensemble, et tout particulièrement la communauté musulmane, dans la lutte contre le phénomène terroriste qui ne fait pas de distinguo entre les victimes de ses exactions, tout en préservant les principes de l'Etat de droit que les terroristes ciblent.
Ni américaniser, ni israéliser et encore moins arabiser la stratégie sécuritaire française. Chaque peuple invente sa propre méthode et sa propre vision du traitement de cette gangrène qui a tendance à s'étendre et se généraliser. Devant cette situation, il ne faut pas céder à la terreur, ni à la stigmatisation gratuite. C'est le piège souhaité par Daech et consorts.

 

Abderrahmane MEKKAOUI est professeur à l'université de Casablanca et politologue.

 

 

Tags:
terrorisme, syrie, moyen orient