Le trésor du Guide
Rapport
Libye : le casse du siècle
Dans les antichambres des guerres, raison d'Etat se conjugue souvent avec intérêts financiers. En Libye, comme ailleurs, les vainqueurs ont pillé les vaincus. Où se trouve le trésor du Guide ? Les libyens reverront-ils leur argent ? Deux ans après la chute de Tripoli, les véritables raisons de la guerre en Libye taraudent toujours les esprits. La France, le Qatar et leurs alliés ont-ils sauvé un printemps libyen, secouru les populations civiles et ramené la démocratie ? Grâce à une rente pétrolière rapportant 70 milliards de dollars par an, la Libye du colonel Kadhafi avait amassé une fortune colossale et investit des milliards de dollars un peu partout sur la planète. Une puissance financière qui lui permettait de jouer un rôle politique sur la scène internationale, particulièrement en Afrique. Le trésor du Guide a-t-il pesé dans le déclenchement de la guerre ou n'a-t-il été qu'une belle opportunité ?
Cette enquête a été publiée dans le magazine Long Cours en septembre 2013.
DU PARIA AU HEROS DE WALL STREET
Étrange destin de celui qui fut le Guide de la révolution libyenne pendant 42 ans. Considéré comme un paria par la communauté internationale durant plus de trente années, il est tué, lors d'une guerre menée par l'Otan, au moment où il avait réintégré le concert des nations. En effet, depuis 2004, année où il a enfin réglé le dossier Lockerbie et renoncé à son programme nucléaire, le colonel Kadhafi en a fini avec l'ostracisme occidental.
Dès le début des années 1990, la Libye avait souhaité, à l'instar des monarchies pétrolières, investir les recettes de ses hydrocarbures afin de diversifier ses revenus. Mais les sanctions économiques et l'embargo qui frappaient le pays rendaient difficiles voire impossibles ces acquisitions. C'est sous l'impulsion de son fils, Saïf Al Islam, et de ses amis que la Libye se lance dans cette aventure financière. L'Etat libyen crée la Libyan Investment Autorithy (LIA), une holding qui chapeaute sept fonds souverains. Certains de ces fonds sont réservés aux investissements en Occident, un autre, le Libyan Africa Porfolio (LAP) est entièrement tourné vers l'Afrique. Commence alors une politique d'investissement massive, diversifiée, planétaire et… opaque. Pour le Guide, ces années 2000 représentent la fin d'un long purgatoire. Les capitales européennes lui déroulent le tapis rouge et Tripoli devient le centre du monde. Muammar Kadhafi reçoit tous les chefs d'Etats, de Tony Blair à Nicolas Sarkozy à qui il promet de fabuleux contrats. Lorsqu'arrive la crise financière de 2008, non seulement la Libye, comme les autres pays producteurs de pétrole, n'est pas affectée mais elle irrigue tout le système financier international. « Le LIA était totalement opérationnel à la mi-2007, et quand la crise arrive, les Libyens jouent très bien leurs cartes et profitent de la baisse spectaculaire des marchés pour acheter en masse » se souvient David Bachman conseiller économique à l'ambassade d'Autriche en Libye. Le LIA sauve deux banques européennes en difficultés, Fortis et Kaupthing[i], en prenant des participations. Muammar Kadhafi et son clan se sentent tout puissants : « Ils disaient nous avons le pouvoir, sans nous le monde financier est terminé»» se rappelle David Bachman. Il ajoute : « La Libye est très riche, mais elle ne pouvait pas non plus mettre le système financier par terre. »
SIX MILLIARDS CASH
En 2008, accusé d'avoir maltraité ses domestiques, Hannibal Kadhafi est arrêté en Suisse. Fureur de son père qui décide de retirer immédiatement 6 milliards d'euros d'avoirs libyens placés dans les banques de la place genevoise. En pleine crise bancaire, cette initiative tombe au plus mal. Pour l'économiste Paul Jorion : « C'est un très mauvais signal. 6 milliards d'un coup, c'est beaucoup, mais cela dépend aussi de la concentration dans les banques ». Le Guide continue ses provocations et prend l'Europe en otage en refusant tous les visas pour les ressortissants de l'espace Schengen sur le sol libyen. En 2009, il monte pour la première fois à la tribune des Nations Unies et prononce une harangue antioccidentale fourre-tout dans laquelle il passe du statut de l'ONU à la grippe H1N1 et à l'assassinat de Kennedy. Le discours est très mal vécu, y compris dans son camp. Un ancien ambassadeur de Libye en France déclare : « Nous étions tous atterrés, nous sommes nombreux à penser que ce discours a sonné le début de la fin ». En 2010, le Colonel s'offre le luxe de recevoir son ami Sylvio Berlusconi avec la photo d'Omar Moktar, héros de la lutte contre le colonialisme italien, accrochée à sa veste. Les entreprises françaises elles - Vinci, Total, Dassault - attendent toujours les dix milliards de contrats promis à Nicolas Sarkozy.
Lorsque la guerre frappe à la porte, « Muammar Kadhafi est un chef d'Etat détesté par tous ses pairs » souligne un représentant de l'Union Africaine. Mais la Libye est un pays prospère, 100 milliards de dollars ont été affectés à la reconstruction du pays. Selon Farhat Bengdara, le gouverneur de la Banque Centrale libyenne, celle-ci dispose de 167 milliards de dollars de réserves, placés à 95% dans des établissements financiers européens et américains. Dominique Strauss Kahn, alors patron du FMI, félicite le Guide pour son excellente gestion : « chaque dinar libyen est adossé à son équivalent or ».
LE FESTIN DES VAINQUEURS
Analysée à l'aune de cette richesse, la chronologie des événements en Libye est édifiante. Dès les premiers instants de la révolte, l'argent se place au centre du débat. La première manifestation contre le régime a lieu à Benghazi le 15 février 2011. Deux jours plus tard, la contestation s'étend à plusieurs villes du pays. A cette heure, personne n'est en mesure de prévoir l'évolution de la situation. Pourtant, dès le 21 février, Farhat Bengdara s'exile en Turquie. Dans plusieurs interview,[ii], il explique avoir quitté son pays furieux contre la façon dont le régime traitait les manifestants. Il était prêt à démissionner mais l'opposition l'en a dissuadé : « il fallait que je protège leur argent. » Il rencontre l'ambassadeur américain au Caire, Gene Cretz, et contacte le Trésor américain. Il raconte : « Le régime essayait de déplacer des fonds de l'Europe vers la Libye ou vers des pays plus amicaux, mais nous avons bloqué ces déplacements. » Jusqu'au 17 mars 2011, jour du vote de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité, gelant les milliards de l'Etat libyen appartenant à la Banque Centrale Libyenne ou aux fonds souverains, Farhat Bengdara avoue avoir vécu une période difficile.
Le 10 mars, la France est le premier pays à reconnaître le Conseil National de Transition (CNT) comme seul représentant légal du peuple libyen. Elle sera suivie fin mars par le Qatar et l'Italie, les autres nations de la coalition attendront plusieurs mois avant d'adouber l'opposition. Une reconnaissance politique certes, mais également financière puisqu'elle permettra au CNT de recevoir des subsides de la part des pays amis. Les rebelles ne cessent de réclamer de l'argent.
Le 19 mars 2011, la France lance ses premières bombes sur la Libye et à partir du 31 mars, l'Otan dirigera les opérations. La guerre fait rage, les rebelles tentent de prendre des villes, Kadhafi résiste mais pendant les combats, les affaires continuent. Les finances restent une préoccupation majeure lors des sommets réunissant le Groupe des amis de la Libye, composé de plus de 40 pays et d'organisations internationales comme l'Otan et l'ONU. Réuni à Doha, le 13 avril 2011, le Groupe décide de mettre en place un fonds appelé « Temporary Financial Mecanisme » (TFM) pour doter le CNT : « de moyens de gérer les aides et répondre aux besoins urgents » [iii]. La composition de cette structure financière laisse songeur... En effet, au conseil de direction siègent cinq personnes : trois Libyens, l'actuel Premier ministre Ali Zeidane et deux amis de Saïf Al Islam ayant rejoints l'opposition, plus un représentant du Qatar et un représentant de la France, Jacques de Lajugie. Haut fonctionnaire de Bercy décrit par ceux qui le connaissent comme un serviteur de l'Etat intègre.
Cette structure financière permet un incroyable jeu de bonneteau. Il s'agit tout simplement de transférer une partie de l'argent de la Libye de Kadhafi gelé par la résolution de l'ONU à la Libye du CNT, tout en se drapant dans la légalité. Le ministre italien des Affaires Etrangères promet la transparence [iv]. Dans les mois qui suivent, il pleut des milliards sur le CNT. Les Etats annoncent les uns à la suite des autres, le prêt ou le dégel de 500 millions par ci, un milliard par là… Les USA débloquent un milliard et demi, dont 500 millions doivent être répartis entre les rebelles sous forme de salaires[v] ! Kadhafi, toujours vivant à cette époque, apprécie assez peu de se voir ainsi dépouiller. Son ministre des Affaires étrangères déclare : « La Libye est toujours, selon le droit international, un État souverain et toute utilisation des fonds gelés est comme de la piraterie en haute mer ». Le Guide mandate Jacques Vergès et Roland Dumas qui déposent en août 2011 une sommation à Alain Juppé. Ils lui enjoignent d'expliquer le versement d'avoirs libyens au CNT. « Après la mort de Kadhafi, nous n'avons plus été mandatés par lui, mais cette procédure peut être reprise à tout moment par un de ses parents ou un tiers qui en aurait la volonté. » déclarent les célèbres avocats. Puis ils ajoutent : « Nous savons que cette plainte a déclenché la colère d'Alain Juppé ! »
Le 1er septembre à Paris, lors d'une nouvelle réunion des amis de la Libye, Nicolas Sarkozy annonce le dégel immédiat de 15 milliards de dollars [vi]. Combien le CNT a-t-il reçu d'argent par l'intermédiaire du TFM ? La transparence promise par le ministre italien n'a pas été au rendez-vous. Le TFM est dissous en mars 2012. Aucune information n'est plus disponible, personne ne répond aux sollicitations et son site a été rayé de la carte du Net.
DES MILLIARDS DE DOLLARS DANS LES LIMBES
Il faudra attendre mars 2013, que des journalistes d'investigation anglais [vii] se procurent un rapport confidentiel du cabinet d'audit PwC, pour en savoir plus. En réalité, seul 1,67 milliard de dollars de dons ou de prêts garantis sur les fonds gelés a transité par ce fonds. Et sur cette somme, un milliard s'est volatilisé, perdu… dans les limbes ! Le CNT a été incapable de justifier l'utilisation de cet argent. En revanche, les rebelles ont bien reçu 16 milliards de dollars [viii], mais l'argent est passé par une autre voie et personne ne sait dans quelle poche il a atterri. Pourtant, ces fonds ont été débloqués par le Conseil de Sécurité de l'ONU à la seule condition de répondre aux besoins humanitaires [ix]. Hélas, les donateurs de ces organisations n'en ont pas vu la couleur et en décembre 2011, ils se désolaient : « «Nous sommes un peu à bout de souffle. Le financement de cette opération est une aventure complexe et inhabituelle. Quand est-ce que les avoirs gelés se dématérialiseront-ils ? [x] »
Interrogé sur le TFM, le Conseil de Sécurité botte en touche : « Comme il s'agit d'un processus distinct qui n'est pas lié à l'ONU, le Secrétariat ne dispose d'aucune information à ce sujet ». Echaudée par le scandale « pétrole contre nourriture » en Irak, l'ONU s'est bien gardée de prendre en charge la gestion de ce fonds. Côté français, qui avait un représentant au sein de cette structure, les autorités jouent au jeu de la patate chaude. Bercy renvoie au Quai d'Orsay qui renvoie à Bercy…
Petit piment supplémentaire dans cette histoire qui ne manque pas de sel… Pour surveiller la bonne application de la résolution 1973, concernant le contrôle des armes, le gel des avoirs, etc.
Ban Ki-moon, Secrétaire général de l'ONU, a nommé son représentant personnel en Libye, un certain Abul Ilah Khatib. Ce sénateur jordanien, ancien ministre des Affaires étrangères, est également administrateur d'une banque jordanienne, la Ahli Bank. Or, cette banque est l'un des actionnaires avec la Libyan Foreign Bank de l'Union des Banques Françaises et Arabes. Abul Ilah Khatib siège également au conseil d'administration des ciments Lafarge de Jordanie ! [xi] Les journalistes en poste à l'ONU ont dénoncé sans relâche ce mélange des genres et ce possible conflit d'intérêt. En vain.
Mais dans ce dossier où les milliards se ramassent à la pelle, les festivités ne s'arrêtent pas là. Selon un représentant de l'Union africaine : «avant de déclencher les hostilités, les Occidentaux ont dit aux rebelles on vous aide mais il faut payer » !
En octobre 2012, lors d'un débat à la télévision libyenne, un participant a rapporté les déclarations faites par Abdallah Senoussi, ex bras droit de Muammar Kadhafi, lors de son incarcération à Tripoli. Selon lui, « La France, le Qatar, l'Angleterre et l'Arabie Saoudite se seraient appropriés 90 milliards de dollars ». Le chercheur orientaliste russe, Anatoli Egorine, estime, lui, à 150 milliards de dollars l'argent évaporé : « Quand la campagne contre Muammar Kadhafi a commencé et qu'il était clair que l'OTAN ne voulait pas le laisser au pouvoir, tout cet argent s'est mis à disparaître et personne ne sait ni où ni comment. »
Un membre du CNT a déclaré que l'émir du Qatar avait financé la rébellion en Libye avec une enveloppe de 2 milliards de dollars. Mais pendant la guerre, Qatar Petroleum a accepté de vendre le pétrole ayant échappé au contrôle de Kadhafi [xii]. Ce pays s'est payé sur la bête…
COMPTES ET LEGENDES
A la veille de la guerre, à combien se montaient les investissements à l'étranger de la Libye ? De 120 à 170 millions de dollars comme l'indiquent les diverses sources officielles ? Les intermédiaires et autres hommes d'affaires rompus aux arcanes de ce pays s'entendent sur un chiffre plus proche de 400 milliards de dollars.
Un labyrinthe Kafkaïen
Combien l'Europe détient-elle d'argent libyen dans ses coffres ? Ana Gomez, députée européenne en charge du dossier libyen avoue être incapable de répondre à cette question : « Oui, nous avons pris des sanctions financières, mais l'Union Européenne n'a pas réalisé d'inventaire. C'est l'opacité la plus totale et nous poussons les services de Catherine Ashton, Ministre des Affaires Etrangères de l'U.E, à être plus transparents sur ce dossier ». Le Conseil de Sécurité des Nations-Unies est aussi clair que le sont les investissements de Kadhafi ! L'ONU déclare « ne pas avoir d'information sur le sujet ». Une source au sein de la maison de verre à New-York explique : « Les Etats ont délibérément refusé de publier officiellement le montant de leurs avoirs gelés quand l'ONU le leur a demandé. Tout juste ont-ils consentis à donner le chiffre des actifs dégelés lors d'une réunion fermée à la presse. » Pourquoi tant de mystère ? A l'opacité délibérément entretenue par les Etats s'ajoute la complexité des procédures de gel ou de dégel.
A ce titre, l'immeuble de la FNAC des Ternes à Paris illustre parfaitement cette complexité allant jusqu'à l'absurde. La LAFICO, premier fonds d'investissement libyen créé au début des années 1980, a acheté la Compagnie des Exploitations réunies (CER) qui détenait l'immeuble de la FNAC en 1992. En 2008, LAFICO devient une filiale du LIA. Le magnifique bâtiment de l'avenue des Ternes n'appartient donc pas à Kadhafi ou à son clan, il est propriété de l'Etat libyen. Jusqu'en 2011, rien à signaler, la FNAC paye un loyer de 10 millions d'euros par an pour un édifice estimé à 200 millions d'euros. Logiquement, lorsque le Conseil de Sécurité et l'Union européenne décrètent des sanctions, les loyers de l'immeuble auraient dû être gelés. Or, il n'en a rien été car la CER est une société de droit français ! Les dirigeants de la FNAC ne l'entendent pas de cette oreille. Ils redoutent d'être identifiés au dictateur de Tripoli. Selon Maître Delattre, avocat de LAFICO « Il semble que c'est pour des raisons de communication et d'image que la FNAC a intenté une action auprès du Tribunal de grande instance de Paris afin que ses loyers soient séquestrés et versés à la Caisse des Dépôts et Consignations ». Ce qu'elle obtient. A leur tour, les avocats de LAFICO saisissent la justice pour demander la levée de ce séquestre.
Un inventaire à la Prévert…
A défaut d'informations officielles et exhaustives, un travail de fourmis compulsant toutes les données disponibles permet de se faire une idée de la carte des actifs libyens à l'étranger.
Du Canada à l'Australie, du Venezuela à l'Italie, presque tous les pays du globe détiennent de l'argent libyen soit dans leurs banques soit dans leur économie. Bref aperçu des actifs des fonds souverains : en France, la Libye détient des participations dans des groupes comme EDF, GDF, France Télécom, Lagardère, Danone, Sanofi etc. En Italie, dans FIAT, la banque Unicrédit ou la Juventus. Dans le reste de l'Europe : Deutsche Télécom, Siemens et Pearson, la société propriétaire du Financial Times. La Libye est aussi propriétaire d'un parc immobilier impressionnant : hôtel de luxe à Monaco, immeubles à Rome et Londres. Elle détient le groupe pétrolier Tamoil, très présent en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas… La Libye fait des placements de père de famille en achetant des bons du Trésor US ou des obligations de l'Agence Française de Développement. La grande Jamahiriya socialiste joue aussi en bourse et place ses fonds dans divers produits financiers.
En Afrique, l'argent coule à flot, le LAP, le fonds dédié à ce continent, investit dans tous les pays et dans tous les domaines, tourisme, agriculture, médias, mines, etc. Des pays, comme le Mali, se développaient grâce à l'argent libyen. A Bamako, le Guide avait commencé la construction d'une des plus grandes mosquées d'Afrique juste en face de l'ambassade américaine ! L'Afrique du Sud détiendrait, plus d'un milliard de dollars en cash, or et pierres précieuses selon la presse de ce pays. De son côté, le Gouvernement de Jacob Zuma refuse de divulguer le montant des avoirs détenus par son pays et évoque seulement des biens immobiliers qu'il s'apprête à rendre à la Libye selon le protocole de l'ONU[i].
Le cabinet d'audit Suisse KPMG a estimé les avoirs à l'étranger à 64 milliards d'euros. Le LAP pèserait entre 6 et 8 milliards d'euros, selon les sources. Des chiffres qui collent mal avec la réalité des investissements. Un intermédiaire qui a travaillé pendant vingt ans avec la Libye explique : « Il y a deux types d'argent : les fonds officiels et les non officiels liés à un surplus de production des hydrocarbures ». Une pratique connue de beaucoup de pays producteurs. Les fonds non officiels sont cachés derrière des sociétés écrans et des hommes de paille. Cet argent reste celui de la Libye et n'est pas celui de Kadhafi, comme cela est écrit ici ou là. Un proche de Bachir Saleh, ancien patron du LAP, évalue, par exemple, les investissements en Afrique à environ 50 milliards de dollars.
A tous ces investissements, il faut ajouter les milliards de dollars de la Banque Centrale libyenne détenus par les banques occidentales. A nouveau les informations laissent perplexes. En août 2011, l'Elysée annonçait que les banques françaises hébergeaient 8,23 milliards de dollars libyens, mais d'après la Banque de France, 25% de cette somme avait disparu en début d'année. Fondue comme neige au soleil, mystérieusement ! Cela est d'autant plus étrange que, selon Farhat Bengdara, la Banque Centrale libyenne avait déposé 12 milliards de dollars en France !
De son côté, L'Autriche avoue avoir dans ses comptes 1,2 milliards de dollars. Le journal Die presse [xiv] affirme, en citant un proche du clan Kadhafi, qu'en réalité elle détiendrait 30 milliards de dollars. Un milliard c'est très peu pour un pays qui héberge le siège de l'OPEP et qui a entretenu d'étroites relations avec nombre d'oligarques de la Jamahiriya, 30 milliards, c'est peut-être beaucoup…
Selon le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, depuis le début de la révolution, seuls 24 milliards de dollars ont été rendus aux gouvernements libyens qui se sont succédé. Dont les 16 milliards de dollars partis en fumée…
LA CHASSE AU TRESOR
A Tripoli, services secrets, Interpol, avocats, mafia, pieds nickelés se lancent dans un jeu de piste. Tous cavalent après le magot de Kadhafi, soit pour leur compte, soit en obtenant un mandat du nouveau gouvernement qui leur permet de toucher des honoraires au prorata de leurs trouvailles ! Mais que cherchent-ils ?
En bon bédouin, le Guide ne plaçait pas son argent personnel à l'étranger, mais gardait par devers lui cash et lingots d'or. Les chasseurs pistent donc les fonds non officiels et la cassette personnelle de Kadhafi. « Des proches du colonel Kadhafi ont sorti à la veille de la chute de Tripoli de l'or, des bijoux et de l'argent liquide afin de les cacher dans le désert libyen. Il s'agirait de quatre tonnes d'or et d'une importante somme d'argent en liquide pouvant se chiffrer entre 200 et 500 millions de dollars » rapporte le quotidien algérien Al Khabar [xvi]. Toujours selon ce journal, les services spéciaux libyens, français se sont lancés à la poursuite du magot. La Société américaine Command Global Service, qui emploie des anciens du FBI ou de la CIA, s'est également mise sur les rangs. Ce trésor est devenu un objet de fantasme et chacun rêve à sa part de gâteau. En 2012, Dominique Perben a abandonné sa carrière politique et a ouvert un cabinet d'avocats à Tripoli. Curieux, l'ancien garde des Sceaux de Jacques Chirac n'est pas connu pour être un arabisant. Souhaite-t-il renforcer les relations franco-libyennes ou a-t-il obtenu un mandat du gouvernement libyen pour partir, lui aussi, à la chasse au trésor, comme le rapporte un contact sur place ? Contacté par mail, Dominique Perben n'a pas répondu. Relancé par téléphone, la surprise est au bout du fil. Le cabinet d'avocat d'affaires BBG conseils réputé pour son sérieux sur la place parisienne et auquel l'ancien ministre se targue d'appartenir répond : « Dominique Perben ne fait pas partie de notre cabinet. Il usurpe notre nom et nous avons porté plainte auprès du Conseil de l'ordre qui l'a enjoint en avril 2013 de cesser d'utiliser notre dénomination. Pourtant, il continue… ». Ce dossier ne cesse de surprendre !
Autre sujet d'étonnement, en 2011, l'ONG Transparency International et l'association Sherpa, présidé par l'avocat William Bourdon, par ailleurs avocat de Saïf Al Islam dans le passé, ont déposé deux plaintes en France, l'une concernant les avoirs de Ben Ali, l'autre ceux de Kadhafi. Interrogée sur les suites de ces procédures Transparency répond : « Après enquête, celle concernant l'ancien Président tunisien a prospéré et celle concernant Kadhafi a été classée sans suite.» Pourquoi ?
Une nouvelle fois l'immeuble de la FNAC des Ternes à Paris est un excellent révélateur. Il donne une idée assez imagée de toutes les histoires abracadabrantesques qui se trament autour du trésor du Guide. En décembre 2011, un notaire marseillais appelle le commissaire aux comptes de la société propriétaire de l'immeuble de la FNAC, la Compagnie des Exploitations Réunies (CER) et lui annonce qu'il est mandaté pour vendre l'édifice. A l'annonce de cette nouvelle, l'avocat du propriétaire, Maître Delattre, et le Président de la CER, Mossadek Ageli, restent stupéfaits. Les nouvelles autorités de Tripoli ne leur ont pas demandé de céder l'immeuble et, eux, n'ont jamais entrepris de démarche en ce sens. Ils essayent de comprendre et remontent la piste. Maître Delattre raconte : « Nous nous sommes aperçus que pour vendre l'immeuble, le notaire marseillais disposait d'un procès-verbal d'assemblée générale de la société CER qui se serait tenu à Dakar, certifié par l'ambassade de Guinée Bissau. Tous ces documents étaient établis avec un faux passeport de M. Ageli ! L'intermédiaire de cette transaction, Stéphane G. est administrateur de plusieurs sociétés en France et en Afrique et il est conseillé par William Bourdon. Comment un homme d'affaires, bon connaisseur de la Libye, a-t-il pu se retrouver dans une telle embrouille ? : « J'ai voulu rendre service aux libyens, mais j'ai été manipulé. » déclare-t-il. La plainte déposée par l'avocat de LAFICO sera classée sans suite par le parquet. Une décision qui pourrait paraître fort curieuse dans un autre dossier mais qui devient banale dans celui des avoirs libyens.
Un an plus tard, une autre équipe de pieds nickelés part à l'assaut de l'immeuble de la FNAC. Composée de deux Tunisiens, d'un Libyen et d'un franco-libyen, la fine équipe ose tout. Pour paraître plus professionnels et plus crédibles, les quatre hommes créent en juin 2012, une société de droit suisse, ORS Trading. En outre, ils se prévalent d'un mandat établi par le Conseil National de Transition. Le CNT ne sera plus au pouvoir en Libye en août 2012, mais qu'importe. Ce mandat leur donne pouvoir pour «identifier les avoirs non gelés à l'étranger et parvenir à la récupération des fonds libyens cachés, volés ou détournés». L'immeuble de la FNAC n'entre pas dans ces catégories, mais la chasse au trésor n'en est que plus facile et ils perçoivent 10% de commissions sur leur trouvaille, un tarif usuel accordé à tous les chasseurs de primes. Pour mettre la main sur l'édifice tant convoité, ils se choisissent un homme de paille, Mohamed S., de son état, commerçant en fruits et légumes à Romainville. Ils l'autoproclament Président de la CER. Le 11 décembre 2012, Mohamed. S. publie une annonce légale pour le transfert des sièges sociaux et deux jours plus tard, il dépose de nouveaux statuts auprès du Greffe du Tribunal de Commerce de Paris. Le tour est joué, l'immeuble est dans leur sac. Les avocats de LAFICO contre attaquent, le 23 janvier 2013, l'affaire est jugée au Tribunal de Commerce de Paris en présence de l'ambassadeur de Libye en France. Il faut rendre hommage à Mohamed S. qui a eu l'audace de mandater un avocat pour défendre son escroquerie devant les tribunaux ! Pour ce faire, il use d'arguties juridiques surréalistes mais qui arrivent à prospérer dans un dossier où le fantasme et les élucubrations l'emportent sur la raison. Ils utilisent toutes les ficelles : les complexités juridiques entre filiales de fonds d'investissements, l'extrême faiblesse du pouvoir libyen actuel, l'image de Kadhafi et la chasse aux sorcières en cours contre tous ceux qui ont eu des responsabilités avant la révolution, y compris contre les fonctionnaires intègres.
Maître Delattre a, une nouvelle fois, porté plainte, mais la justice n'a toujours pas donné suite. Dommage, car cerise sur le gâteau, un des protagonistes de cette histoire est un certain Sam Zormati. En mai 2013, ce Français d'origine tunisienne, qui aurait travaillé dans le passé pour une fondation de Saïf Al Islam, a été interpellé et gardé à vue dans une autre affaire. Il est soupçonné d'avoir vendu 200 000 euros un vrai-faux passeport diplomatique de la République de Saint-Domingue à… Ziad Takieddine ! Décidément le monde est petit.
Deux mois plus tard, malgré leur échec précédent et les ennuis de Sam Zormati, la même équipe mandate un notaire du Mans pour vendre l'immeuble 87 millions d'euros à une société luxembourgeoise !
LES HOMMES QUI EN SAVAIENT TROP
Depuis son accession au pouvoir, Muammar Kadhafi a toujours fonctionné de la même manière, s'entourant d'un petit groupe de personnes à qui il accordait sa confiance. Au gré de ses humeurs, de sa paranoïa, ces hommes étaient destitués, contraints à l'exil ou encore éliminés. Au cours des dix dernières années, peu d'hommes ont eu à connaître les secrets d'alcôve, des placements financiers aux aides sonnantes et trébuchantes distribuées aux chefs d'États.
Trois jours avant les premières frappes françaises, Saïf Al Islam, déclare d'un ton très calme sur la chaîne de télévision Euronews : « Tout d'abord, il faut que Sarkozy rende l'argent qu'il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale. C'est nous qui avons financé sa campagne et nous en avons la preuve. - Nous avons les détails, les comptes bancaires, les documents et les opérations de transferts. » Après avoir pris la fuite en août 2011, Saïf Al Islam a été arrêté le 19 novembre 2011 dans le désert libyen, déguisé en chamelier, il faisait route vers la Mauritanie. Depuis, il est tenu au plus grand secret dans la prison de la ville de Zenten. En août 2011, Abdallah Senoussi, ancien chef des renseignements et beau-frère du Guide, a confirmé les déclarations de Saïf Al Islam sur une chaine de télévision arabe. Arrêté en Mauritanie en mars 2012, il a été extradé vers la Libye en septembre de la même année. Le gouvernement libyen aurait versé la coquette somme de 200 millions de dollars au gouvernement mauritanien en échange de son transfert[ii]. En 1999, Abdallah Senoussi a été condamné par contumace, en France, dans l'affaire de l'attentat du DC10. Pour Maître Ceccaldi avocat de plusieurs Kadhafistes, le Parquet de Paris aurait dû, en vertu des accords de coopération entre la France et la Mauritanie, faire une demande d'extradition lors du séjour de Senoussi dans la prison de Nouakchott. Or il n'en a rien été, ni sous la Présidence de Nicolas Sarkozy, ni sous celle de François Hollande. La France s'est privée ainsi d'un témoin précieux. L'ancien Premier ministre, Mahmoudi Baghdadi, a été arrêté en Tunisie en septembre 2011. Un mois plus tard, il affirmait devant la cour d'Appel de Tunis avoir : « supervisé le dossier du financement de la campagne de Sarkozy depuis Tripoli » Extradé en Libye le 22 septembre, il est, lui aussi, tenu au secret dans une prison de Tripoli. Le gouvernement libyen refuse d'envoyer ces trois hommes devant la Cour Pénale internationale. Jugés à Tripoli, ils risquent la peine capitale. En France, il faudra attendre avril 2013, après un intense lobbying de la part de Maître Ceccaldi auprès du Parquet de Paris et des juges, pour que la justice française ouvre enfin une enquête sur ces accusations. En juin 2013, le dossier d'instruction s'est enrichi de nouveaux témoignages, celui du docteur Missouri, interprète de Muammar Kadhafi et de Mohamed Ismaël bras droit de Saïf Al Islam.
Les cadavres dans le placard des relations franco-libyennes remontent petit à petit à la surface. L'histoire de Mohamed Albichari pourrait inspirer Gérard De Villiers. Fils d'un ancien ministre des Affaires étrangères, assassiné par le régime en 1996, et auteur du livre : « Le cauchemar libyen [iii]» Mohamed Albichari, fut le détenteur de cassettes audio explosives. Dans les pillages qui ont suivi la libération de Tripoli, une milice de Benghazi a mis la main sur des enregistrements cryptés de conversations entre Muammar Kadhafi, des chefs d'Etats et des personnalités diverses entre 1991 et 2011. Ne pouvant rien faire de ces enregistrements illisibles, les rebelles confient une bande à Albichari. En mars 2012, ce dernier contacte son ami Michel Scarbonchi, ancien député du Parti radical de gauche, reconverti dans le consulting en Afrique. Pour authentifier la cassette, l'ancien député organise une rencontre entre Albichari et le Patron de la DCRI de l'époque, Bernard Squarcini. Au cours de cet échange, le Libyen, accompagné d'un de ses amis, remet une cassette à la DGSE à qui Bernard Squarcini demande de décrypter les précieux enregistrements. La boucle est bouclée. Que contenait l'inestimable document ? Rien... Dans un article du journal le Monde[iv] Bernard Squarcini s'explique : « Sur cet enregistrement, on entend distinctement la voix de Kadhafi, discutant avec Simone Gbagbo, l'épouse de l'ex-président de la Côte d'Ivoire. Celle-ci réclame la nomination d'un Ivoirien à la tête d'un organisme africain. » ! Quelques semaines après cette rencontre, Mohamed Albichari meurt à Tunis d'une crise de diabète, à la veille de son retour à Paris. Il avait 37 ans. Où sont les autres cassettes ? Michel Scarbonchi avoue : « Je ne sais pas où elles se trouvent et l'ami de Mohamed à disparu dans la nature. »
On ne meurt que deux fois !
Ce n'est pas le seul décès étrange dans ce dossier. Choukri Ghanem était le PDG de la puissante compagnie pétrolière libyenne (NOC). Exilé à Vienne en Autriche, il meurt le 29 avril 2012 dans des circonstances qui ne laissent planer aucun doute sur la cause de sa mort. Pourtant, l'enquête du Parquet de Vienne conclura à une mort naturelle. En effet, les autorités autrichiennes annoncent sans rire que Choukri Ghanem : « est mort noyé après avoir été victime d'une crise cardiaque » ! Un de ses amis s'étonne : « Que faisait Choukri à 5 h du matin au bord du Danube, en costume, près d'un restaurant fermé ? En plus, on a retrouvé sur lui un paquet de cigarettes alors qu'il ne fumait pas… » De par ses fonctions, l'homme détenait des informations ultra sensibles sur les contrats pétroliers mais également sur le placement des fonds libyens. Son ami ajoute : « le pétrole est payé en devises et il était le mieux placé pour savoir où elles se trouvent. »
Bibliothèque rose
A l'aune de toutes ces histoires, le cas Bachir Saleh ressemble à un conte pour enfants. En effet, c'est le seul initié resté fidèle au Guide qui ne soit ni mort, ni emprisonné. Certes, il est recherché par Interpol, mais il est en vie et libre quelque part sur le continent noir. C'est un homme précieux. Patron du puissant LAP, lui seul connaît l'étendue des investissements libyens en Afrique. Mais il a une vision très partielle du volet financier libyen. « Il avait de très mauvais rapports avec Saïf Al Islam et ses amis » explique un de ses proches. Il a donc été tenu éloigné de toutes les affaires dirigées par Saïf et son clan comme le LIA, la Banque Centrale ou encore le pétrole. Si Bachir Saleh intéresse tant c'est parce qu'il était l'homme lige des relations franco-libyennes depuis 1995 et qu'il a entretenu des relations étroites avec Claude Guéant et Dominique de Villepin. « Il n'est pas l'ami de Nicolas Sarkozy, il est l'ami de la France. Il était déjà là sous Jacques Chirac » souligne un de ses proches à Paris. En juin 2011, il est fait prisonnier dans sa ferme de Tripoli. Bachir Saleh réussit habilement à négocier avec le CNT son départ vers la Tunisie puis destination Paris où il y coule des jours heureux jusqu'à la veille du deuxième tour de l'élection Présidentielle… Aujourd'hui installé en Afrique du Sud, protégé par l'ANC de Nelson Mandela, ce spécialiste de la Révolution française et admirateur de De Gaulle reviendra-t-il en France comme le souhaitent ses amis Dominique de Villepin et Michel Scarbonchi ? Pour y faire quoi ? Pour y dire quoi ?
[i] Il s'agit de la filiale luxembourgeoise de la banque islandaise Kaupthing.
[ii] AL Jazeeea octobre 2011, Bloomberg 14 juin 2011. Blog de Farhat Bengdara
[iii] Le Monde 13 avril 2011
[iv] AFP 5 mai 2011
[v] Reuters 1/09/2011
[vi] APF 1er septembre 2011
[vii] Journal EXARO 27 mars 2013
[viii] Déclaration du Premier ministre du CNT, Mahmoud Jibril devant le Conseil de Sécurité en septembre 2011
[ix] Conseil de Sécurité du 26 septembre 2011
[x] IRIN Libye : le dilemme du financement
[xi] Inner City Press mars 2011
[xii] Dans le livre La face cachée des révolutions arabes du Groupe de Recherches sur le renseignement aux éditions Ellipses.
[xiii] Dans le livre journal de la Libye 2011-2012 publié aux éditions ??
[xiv] Die Presse 02/03/2011
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[xvi] Al Khabar 19/12/2011
[i] AFP 13 juin 2013
[ii] Jeune Afrique 1 février 2013
[iii] Publié aux Editions Favre en 2012
[iv] Le Monde du 4 juin 2013
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