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Brexit : un coup de poignard dans le dos des Etats-Unis

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02 juillet, 2016
Note d'actualité
Hajnalka Vincze


Au lendemain du référendum britannique, le vice-président américain, Joe Biden s'est exprimé en disant : « Nous aurions préféré un résultat différent ».[1] Quelques jours après, le Secrétaire d'Etat Kerry estime qu'il n'est toujours pas impossible de revenir en arrière.[2] En effet, au cours des six dernières décennies, l'Amérique avait fait des pieds et des mains pour obtenir, puis perpétuer la présence de son allié préféré au sein de la construction européenne. La raison en est simple. Comme l'explique l'ambassade US à Londres, « l'Union européenne est l'organisation la plus importante du monde dans laquelle l'Amérique n'a pas de place à la table ». Pour y faire entendre sa voix, il a donc besoin d'un cheval de Troie ou, en termes diplomatiques, « l'expression dans l'UE de l'approche commune américano-britannique grâce au statut de membre du Royaume-Uni ».[3] Sauf que les électeurs britanniques viennent d'opter pour la sortie…

Pressions américaines

Dès le départ, les Etats-Unis avaient œuvré sans relâche pour que Londres se joigne à l'Europe alors en pleine formation. Lorsque les Britanniques ont refusé de participer aux négociations sur la CECA (Communauté européennes du charbon et de l'acier) des voix se sont même élevées au Congrès pour les menacer d'exclusion des aides du plan Marshall. Mais ce n'est que dix ans plus tard que le gouvernement britannique a fini par se résigner à ce que le Premier ministre Harold Macmillan appelait alors « le sinistre choix ».

Lorsqu'il pose la candidature de son pays pour se joindre à ce qui était devenu entre-temps le CEE (Communauté économique européenne, ou Marché commun), sa décision n'est pas sans rapport avec les injonctions venues de l'autre côté de l'Atlantique et relayées de façon insistante par le diplomate US George Ball, co-auteur du plan Schuman, et futur Secrétaire d'Etat adjoint. « Les Etats-Unis sont fortement investis dans le succès des négociations », répète, à longueur de télégrammes, l'ambassadeur britannique à Washington.

Pour David Ormsby-Gore, il n'y a pas de doute : « si nous décidions de rester en dehors du Marché commun, la réaction à laquelle nous devrions nous attendre aux Etats-Unis serait, au minimum, la perplexité et une neutralité peu serviable vis-à-vis des conséquences de notre décision. » Et il y ajoute cette phrase qui n'est pas sans lien avec la situation post-référendum : Washington « n'accepterait sans doute pas un échec comme définitif et leurs ingénieurs de sauvetage seraient vite sur le site de l'épave ».[4]

C'est d'ailleurs exactement ce qui s'est passé après le premier veto opposé par le général de Gaulle à l'entrée de la Grande-Bretagne, un veto destiné à empêcher que la CEE ne se transforme en « une communauté atlantique colossale, sous dépendance et direction américaines, et qui aurait tôt fait d'absorber la Communauté européenne »[5]. Trois ans plus tard, le président Johnson revient à la charge. Il explique au nouveau Premier ministre Harold Wilson, d'abord anti-intégrationniste, que « Votre entrée aidera certainement à renforcer l'Occident » et que les Etats-Unis « feront tout pour faciliter votre adhésion ».[6]

Cinquante ans après, l'administration US est tout aussi mobilisée, cette fois-ci pour éviter la sortie des Britanniques de l'Union européenne. Après avoir estimé, dès 2015, que la présence du Royaume-Uni dans l'UE « nous donne beaucoup plus de confiance dans l'Union transatlantique »,[7] le président Obama s'est invité dans la dernière ligne droite de la campagne du référendum sur le Brexit. En visite à Londres, il a mis en garde les partisans de la sortie qu'avec un départ de l'UE, le UK se retrouverait tout au bout de la file d'attente pour la négociation des traités de libre-échange.[8] 

Dans une tribune dans The Telegraph, le président américain a expliqué que « les Etats-Unis portent un profond intérêt au résultat de la décision » des Britanniques. Il a évoqué les liens étroits qui unissent les deux pays et dont témoignent, a-t-il tenu à préciser, « les dizaines de milliers d'Américains qui reposent dans les cimetières en Europe ». En s'adressant aux électeurs britanniques, le président américain a souligné que « votre voix puissante en Europe garantit que l'UE reste ouverte et étroitement liée aux alliés de l'autre côté de l'Atlantique ». L'Amérique souhaite donc « que votre influence continue au sein de l'UE ».[9] Car votre influence c'est, au final, la nôtre, aurait-il pu ajouter.

L'entrisme anglo-saxon

Avant même son lancement, la construction européenne suscitait, à Washington, une approche fort ambivalente. Un rapport du Département d'Etat, daté de 1943, l'a clairement dit : « Pour nos intérêts économiques à long terme, une union européenne pourra être soit une très très bonne chose soit horrible ».[10] A mesure que la puissance économique de l'Europe s'accroît et que de timides velléités politiques apparaissent, cette ambivalence initiale se transforme en une méfiance grandissante vis-à-vis du projet. Le « grand sage » de la diplomatie US, Zbigniew Brezinski, en a conclu au début des années 2000 : « Une Europe politiquement forte, capable de rivaliser en matière économique, et qui ne serait plus militairement dépendante des Etats-Unis, remettrait inévitablement en cause la suprématie américaine et confinerait la sphère de la prédominance des USA grosso modo à la région du Pacifique. »[11]

Pour contrer une telle évolution, Washington avaient tôt identifié deux fronts. Sur le plan économique, l'Europe devait rester grand ouverte et sans même la trace d'un quelconque protectionnisme, a fortiori dans les secteurs stratégiques et/ou d'un intérêt particulier pour l'Amérique. Dans le domaine militaire, l'Alliance atlantique devait, elle, perpétuer la dépendance des Européens par rapport aux Etats-Unis. Les deux aspects sont d'ailleurs intimement liés. Comme le président Nixon l'a très clairement expliqué : « Les Européens ne peuvent pas d'un côté bénéficier de la participation et de la coopération des Etats-Unis sur le front sécuritaire et, de l'autre, développer une attitude de confrontation, voire d'hostilité sur les fronts économiques et politiques ».[12]

Le rôle dévolu aux Britanniques a toujours été d'assurer que, sur ces deux fronts, la CEE, puis l'Union européenne, se développe dans un sens conforme à la vision et aux intérêts de l'Amérique. D'où leurs efforts infatigables, et largement réussis, pour rendre l'Europe à la fois économiquement ultralibérale et dépourvue de dimension militaire proprement dite. Qu'ils le fassent par conviction ou en raison de leur dépendance excessive (laquelle les conduit à intérioriser les priorités US)[13], le résultat est le même : l'activisme du Royaume-Uni en Europe sert d'abord et avant tout les intérêts américains (et bien souvent contre les intérêts britanniques eux-mêmes)[14].

L'exemple de l'élargissement de l'UE illustre à merveille cette approche suicidaire. Après la fin de la guerre froide, de réelles avancées stratégiques étaient enfin devenues une vraie option pour l'Europe. Sur les deux fronts, militaire et économique, la perspective d'importants changements se profilait à l'horizon. Pour éviter un tel mouvement vers l'approfondissement de l'Union, le Royaume-Uni a tout fait pour diluer celle-ci par le biais du « grand élargissement » (aux pays de l'Europe de l'Est, atlantistes et libéraux), dont il s'est fait le champion. On vient d'en constater le résultat, à l'issue du référendum…[15]


Quant aux deux aspects fondamentaux du point de vue de l'Amérique, Londres a tout fait pour entraîner l'ensemble de l'UE dans la direction prescrite. Sur le plan économique, il a toujours affiché sa préférence pour une Europe-supermarché, dépourvue de véritables politiques, et ses initiatives visaient prioritairement à mettre en place un grand marché commun transatlantique. Il s'y emploie avec tant de zèle que même l'ancien chef d'orchestre des tentatives précédentes, l'ex-Commissaire européen Sir Leon Brittan, s'est exprimé avec un brin d'ironie quand il parlait du Royaume-Uni comme étant « le cheerleader le plus enthousiaste » du TTIP, l'actuel projet de traité de libre-échange.[16]

D'après le Service de recherches du Congrès des Etats-Unis, « les responsables américains craignent qu'un Brexit ne conduise en Europe à une influence américaine réduite et à une UE moins libre-échangiste ». Ils y ajoutent à chaque fois la peur de la voir devenir, en matière de sécurité et de défense, un partenaire « moins fiable ».[17] A leurs yeux, un partenaire fiable, c'est une UE qui respecte la primauté de l'Alliance atlantique et qui se cantonne soit à de sympathiques missions civiles, soit à des opérations de petite envergure, pré-approuvées par l'OTAN/l'Amérique. Jusqu'ici, le Royaume-Uni a toujours été là pour faire en sorte que, à chaque nouvelle initiative européenne, cela soit effectivement le cas.[18]

Impact du Brexit

En 1964, l'ambassadeur britannique auprès des Communautés avait estimé que « si l'unité européenne se poursuit sur la base des seuls Six », la CEE et les Etats-Unis « pourraient se diriger vers la rupture ». L'ancienne secrétaire d'Etat du président Bush, Mme Condoleezza Rice s'est récemment exprimée à une conférence de Chatham House, en disant que « C'est une Europe très différente si c'est une Europe continentale ».[19] Comme on vient de le voir, les craintes US portent, à l'époque comme aujourd'hui, sur les conséquences à attendre dans les domaines militaire et économique. 

Sur le plan commercial, avec le Brexit, le TTIP (le traité transatlantique de libre-échange en négociation en ce moment) perdra son plus fervent partisan. Plus généralement, en l'absence du Royaume-Uni, les Allemands pourraient être « contraints à travailler plus étroitement avec les Français » et « devenir moins libre-échangistes » eux aussi, comme cela a été souligné, il y a 4 ans déjà, lors d'une audition du Parlement britannique.[20] De là, il n'y aurait qu'un pas vers la mise en place d'une sorte de préférence européenne.[21] Or les Etats-Unis, tout en pratiquant une politique protectionniste pour leurs propres produits, se sont toujours catégoriquement opposés à ce que l'Europe fasse de même.[22]

L'autre série de craintes anglo-américaines concernent l'évolution, post-Brexit, de la défense européenne. Comme l'a indiqué un rapport récent du Parlement britannique « La Grande-Bretagne, si elle reste dans l'UE et qu'elle continue sa politique actuelle, empêche la création d'une identité de défense forte de l'UE, en s'opposant par exemple à la mise en place d'un quartier général militaire opérationnel. Il est donc possible que le Brexit et l'absence du veto britannique débloque l'UE pour qu'elle poursuive une politique de défense commune plus unie et plus efficace. » Or une telle évolution pourrait conduire à un découplage UE-OTAN et à une Europe qui adopte, sur le dossier russe par exemple, une position indépendante…[23]

Hélas, on n'en est pas encore là. Au cours des dernières décennies, et en particulier après le grand élargissement, l'UE dans son ensemble a été largement façonnée à l'image de la Grande-Bretagne : servilement pro-Américaine et farouchement ultralibérale. La nouvelle donne va obliger les pays fondateurs d'annoncer la couleur. Avec Londres écarté du jeu, ce sera l'occasion pour voir si c'est vraiment le seul Royaume-Uni qui fut à l'origine des multiples dérives et des blocages. Ou si les autres ont simplement profité de sa présence et de son activisme pour dissimuler leurs propres choix.

Quoi qu'il en soit, une chose est certaine : les « ingénieurs de sauvetage » américains vont activer tous leurs relais et leviers britanniques et européens pour que, au final, le Brexit ne se réalise pas. Peu importe qu'il s'agisse d'une ingérence flagrante dans les affaires intérieures de l'UE et de la Grande-Bretagne. En dépit de la voix des urnes et de la fermeté des premières réactions européennes, les Etats-Unis ne sont pas près d'accepter cette débâcle… et ils le font savoir. Interrogé sur la possibilité de revenir sur le vote, John Kerry s'est exprimé en ces termes : « il y a un certain nombre de moyens. Je ne veux pas, en tant que secrétaire d'Etat, les exposer aujourd'hui. Je pense que ce serait une erreur. Mais il y a des moyens ». [24] Vu l'enjeu, il semble plus que probable que l'Amérique compte bien les mettre tous en œuvre.

Hajnalka Vincze 

Auteur de « La dimension transatlantique de l'euroscepticisme britannique » 

dans l'ouvrage collectif « The UK Challenge to Europeanization » paru en 2015 aux éditions Palgrave Macmillan.



[1] “U.S. would have preferred a different Brexit outcome – Biden”, Reuters, 24 juin 2016.
[2] “John Kerry: Brexit could be 'walked back'”, The Guardian, 29 juin 2016.
[3] Government foreign policy towards the United States, Eighth Report of Session 2013–14, 25 mars 2014.
[4] John Dulbrell, A Special Relationship, Anglo-American Relations in the Cold War and After, Palgrave Macmillan, 2001, pp 178-179.
[5] Conférence de presse du 14 janvier 1963. 
[6] Le Général y a opposé un deuxième veto en novembre 1967, il aura fallu attendre son départ du pouvoir pour que le Royaume-Uni puisse entrer dans la CEE en 1973.
[7] “Britain needs to stay in EU to support transatlantic ties”, Obama says, Reuters, 24 juillet 2015.
[8] “Barack Obama says Brexit would leave UK at the 'back of the queue' on trade”, BBC News, 22 avril 2016.
[9] Barack Obama: As your friend, let me say that the EU makes Britain even greater, The Telegraph, 23 avril 2016.
[10] Cité dans Pascaline Winand, Eisenhower, Kennedy and the United States of Europe, 1993, p1.
[11] Zbigniew Brzezinski, The Choice: Global Domination or Global Leadership, 2004.
[12] Richard Nixon, 15 mars 1974. In Public Papers of the Presidents of the United States: Richard M. Nixon, 1974, p276.
[13] Voir Petites perles de la relation (très) spéciale UK-USA, par Hajnalka Vincze, Theatrum Belli, 4 octobre 2014.
[14] Un épisode édifiant est celui d'un contrat saoudien de 6 milliards de dollars passé au rival américain Boeing suite à des informations fournies aux USA par Londres, alors même que le gouvernement britannique était actionnaire d'Airbus à l'époque. Rapport du Parlement européen sur l'existence d'un système d'interception mondial des communications privées et économiques (système d'interception ECHELON), 11 juillet 2001 (A5-0264/2001).
[15] Fidèle à son rôle de champion de l'élargissement, le Royaume-Uni fut l'un des seuls pays à ne pas imposer de mesures transitoires pour les travailleurs des 8 nouveaux Etats membres de 2004, qui y sont donc allés en masse (plus de 30 fois les estimations initiales, jusqu'à 600 000 en seulement deux ans et demi). Vu l'importance qu'a prise la question des immigrés européens dans la campagne du référendum, il ne fait guère de doute que le vote pour le Brexit est, en partie, la conséquence de cette politique.
[16] Audition de Lord Brittan à la Commission des affaires européennes du Parlement britannique, 10 octobre 2013.
[17] Derek E. Mix, The United Kingdom: Background and Relations with the United States, CRS report, 29 avril 2015; The United Kingdom and the European Union: Stay or Go?, CRS Insight, 20 juin 2016; United Kingdom Votes to Leave the European Union, CRS Insight, 24 juin 2016.
[18] Voir, à ce sujet, L'Europe de la défense, éternelle pomme de la discorde entre la France et le Royaume-Uni, par Hajnalka Vincze, 31 janvier 2014.
[19] Condoleezza Rice, Renewing the Transatlantic Alliance, Chatham House, 29 octobre 2015.
[20] Audition de Charles Grant, directeur du Centre for European Reform, à la Commission des affaires étrangères du Parlement britannique, 10 juillet 2012.
[21] Hajnalka Vincze, Europe européenne ou Europe atlantique : une question de «préférence»…, La Lettre Sentinel n°47, octobre 2007.
[22] Nicole Bricq : « Les États-Unis sont très protectionnistes », entretien d'Anne Cheyvialle avec la ministre du commerce extérieur, Le Figaro, 5 octobre 2013
[23] House of Commons Foreign Affairs Committee, Implications of the referendum on EU membership for the UK's role in the world, Fifth Report of Session 2015–16, 26 avril 2016, p28.
[24] John Kerry estime que le Brexit pourrait ne jamais se réaliser, AFP, 29 juin 2016.

 

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