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La géopolitique du wahhabisme

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06 juillet, 2016
Tribune libre
Pr Abderrahmane Mekkaoui


Le wahhabisme est apparu dans la première moitié du XVIIIème siècle dans l'oasis d'Al-Dariya, situé à 60 kilomètres de Riyad, capitale du royaume d'Arabie Saoudite. Cette doctrine est née du pacte conclu entre Mohammed Ben Ibn Abdel Wahhab, théologien, disciple d'Ibn Taymiyya, homme religieux kurde du XIIIème siècle, qui prônait la diffusion de la pensée hanbalite et Mohamed Ibn Saoud Al-Mouqrin émir de la tribu des Banous Hanifa en 1744. Le hanbalisme est l'une des quatre écoles de pensée religieuse formant le droit en islam sunnite recommandant de suivre l'origine divine du droit et interdisant toute forme d'innovation et toute interprétation des textes sacrés.
Cette fusion entre le sabre et la doctrine trouvera des soutiens extérieurs, notamment celui des Anglais et plus tard des Français. Les intérêts des deux puissances européennes dans la pénétration de la région sont multiples : le déclin de l'Empire ottoman, baptisé « l'homme malade », l'amélioration de leurs réseaux commerciaux et leur volonté d'endiguer les Russes qui visaient l'accès aux mers chaudes. Dans le même temps, les Al–Saoud lançaient une offensive éclair pour conquérir la totalité du Nejd, partie nord-est de la péninsule arabique. Mais, ils furent défaits à deux reprises par le gouverneur d'Egypte sous l'Empire ottoman, Mohamed Ali Pacha.

L'Empire Ottoman et le wahhabisme

Les Turcs et leurs alliés locaux ne parvenaient ni à éradiquer les racines de ce renouveau du salafisme rigoriste et violent, ni ce nationalisme fédératif des tribus arabes. Dans cet environnement instable et complexe, le général Napoléon Bonaparte profita de sa courte expédition en Egypte (1789/1802) pour tisser des contacts précieux avec les Al-Saoud pendant leur guerre tribale. Dans le contexte de l'époque, l'objectif napoléonien était d'établir une alliance militaire avec la tribu des Al-Saoud contre les Al-Rachid,  une tribu pro-ottamane basée à Nejd et Haïl, et contre les Hachémites de l'Hedjaz. La région de l'Hedjaz se situe à l'ouest de l'Arabie et abrite les lieux sacrés de l'islam, la Mecque et Médine. Cette convoitise régionale a donné naissance à la fameuse théorie militaire ottomane dite de la « pomme » opposée à la théorie française dite de la « tenaille » inventée par Bonaparte. De l'autre côté, les Anglais avaient installé des comptoirs dans les pays du Golfe et soutenaient les Al-Saoud chassés à deux reprises de leur fief par les Ottomans.
Après leur défaite, les Saoudiens trouvèrent refuge au Koweit d'où ils menèrent leurs raids éclairs contre les Turcs et leurs alliés. Grâce à l'appui des anglais, l'émir Abdelaziz ben Abderrahmane Al-Saoud, héritier du trône et fondateur de la dynastie, décida, en 1906 de reconstruire la royauté de ses ancêtres, en chassant ses ennemis historiques, les tribus des Al-Rachid et les Chérifs hachémites, de la Mecque et de Médine. L'entreprise dura jusqu'en 1921 et permis la fondation du royaume des Al-Saoud entre les deux guerres mondiales. La constitution de cet Etat est basée sur le Coran et la Sunna (la chariaa) selon le projet conçu par le théologien Mohammed Ibn Abdel Wahhab. Grâce à l'appui des Occidentaux présents dans la région, le lien scellé en 1744 entre les familles Al-Saoud et celle du théologien prendra la forme d'un État organisé et structuré.

Les wahhabites organisés en fratries

En 1912, le Roi Abdelaziz organisa les bédouins en ikhwans (mot arabe signifiant fratries ou frères) : le pouvoir politique et religieux est ainsi partagé entre les Al-Saoud et les Al-Sheikh descendants du prêcheur Ibn Abdelwahab selon un équilibre particulier : les premiers accaparent le pouvoir politique, militaire et économique, alors que les seconds sont responsables du pourvoir cultuel, social et judicaire. Au début du XXème siècle, le wahhabisme surgit donc sous une forme militaire nouvelle, les fratries qui donne ainsi naissance à l'islam politique moderne. Cependant, à cette époque, ce royaume n'a aucune stratégie de conquête globale, ni ne fait de prosélytisme au-delà de la péninsule arabique.

Wahhabisme et pétrole

Le roi Abdelaziz Al-Saoud rêvait toujours de l'eau, comme le souligne un hadith cité dans le Sahih Al-Boukhari dans lequel le prophète Mohammed disait « Oh peuple de Nejd, vous dormez sur l'or ». Ce terme a été repris dans les années trente par les Al-Sheiek en lui attribuant la signification de pétrole ! La rencontre du fondateur de l'Arabie Saoudite moderne avec les Occidentaux, particulièrement les Américains, a transformé cette entité en puissance régionale, couronnée par la signature d'un traité de solidarité et de défense (pacte du Quincy) avec le président Franklin Roosewelt en 1944. Cette entente va renverser la donne géopolitique du Moyen-Orient, accentuant le retrait progressif des Anglais et des Français de la région. À cet égard, les Etats-Unis se sont engagés à protéger la monarchie des Al-Saoud, en contrepartie de la préservation des intérêts géostratégiques et surtout énergétiques de cette grande puissance pendant soixante ans.
Cette nouvelle alliance a conforté les croyances de l'homme fort de l'Arabie, qui déclara à ses sympathisants « Allah est là-haut et les Américains sont en bas » pour contourner la gêne occasionnée par ce traité signé avec des mécréants. C'est grâce à deux ingénieurs américains que le pétrole est découvert en 1932, ce qui attriste profondément le roi saoudien, qui s'attendait à la découverte de l'eau ! En effet, la découverte des plus grandes réserves fossiles mondiales dans la péninsule arabique bouleversa la configuration géopolitique du Moyen-Orient.

Les Al-Saoud et les changements politiques dans la région

La dynastie saoudienne et ce depuis sa création, a toujours été impliquée directement ou indirectement dans tous les conflits de cette région : les accords franco -britanniques de Sykes-Picot en 1916 ; la création de l'Etat d'Israël en 1948 ; la Ligue Arabe en 1945 ; la guerre du Yémen en 1962 ; la guerre d'Afghanistan en 1979 ; le conflit irano-irakien (1980-1988); l'occupation du Koweït en 1993 ; l'invasion américaine de l'Irak en 2003 ; et enfin la guerre en Syrie depuis 2011 et la guerre au Yémen depuis 2014 deux conflits toujours d'actualité.

Wahhabisme contre chiisme

A partir de 1979, les Saoudiens se retrouvent en face d'un autre ennemi régional, l'Iran chiite qui menace les fondements idéologiques du wahhabisme. Paradoxalement, pendant les premières décennies après sa découverte, le pétrole n'avait pas servi cette monarchie naissante, elle s'appuyait plutôt sur les recettes du pèlerinage et sur le commerce interrégional, à tel point que le roi Abdelaziz voulut créer une sorte de Vatican pour les lieux saints musulmans. Personne n'accepta son offre qui était pourtant, à mon sens, visionnaire, courageuse et révolutionnaire. Le bras de fer entre les Iraniens et les Saoudiens à propos du Hajj (pèlerinage) a pris une dimension religieuse dramatique avec la politisation de ce rituel annuel. Les accusations mutuelles concernant les causes des événements catastrophiques qu'a connu la Mecque dernièrement donnent une idée précise sur ce grand malentendu entre les wahhabites serviteurs des lieux saints et les ayatollahs chiites iraniens. Cette rivalité doctrinaire a impacté tout le monde arabe en le divisant entre pro-wahhabites et pro-chiites. Le conflit s'est traduit sur le terrain en Irak, en Syrie au Liban et au Pakistan, voire dans d'autres pays en Afrique et en Asie.

Alliance wahhabisme et Frères musulmans

En 1952, le régime  de Nasser a déclaré la guerre aux Frères musulmans, une confrérie créée en 1928. De ce fait, les militaires égyptiens étaient considérés à Riyad comme un danger potentiel pour la survie et la stabilité de l'État saoudien. De son côté, le colonel Gamal Abdel Nasser ne cachait pas son alliance avec l'URSS et sa haine contre ce qu'il appelait « les valets de l'impérialisme dans le monde arabe ». Cette situation de rivalité inter-arabe, poussera les salafistes saoudiens à former une alliance stratégique avec la confrérie des Frères musulmans. Ces derniers fourniront aux Saoudiens les élites et les bras nécessaires pour contrecarrer la menace nassérienne. Dans ce cadre là, les wahhabites créèrent un axe islamique puissant et international appelé la « Ligue du monde islamique ». Cette opposition des deux alliés salafistes, wahabites et Frères musulmans contre le panarabisme prôné par le Colonel Nasser a abouti à la division du monde arabe entre deux camps rivaux : les panarabistes et les modérés.

Dans le même sillage, l'utilisation de l'arme du pétrole dans cette bataille nourrira la doctrine extrémiste des salafistes toutes tendances confondues, qui débouchera, par la suite, sur un projet d'islam politique à travers le monde. Cette idéologie politique s'est appuyée sur trois piliers stratégiques : La Ligue du monde islamique (construction de mosquées et de centres culturels sur les cinq continents), l'Organisation de la Conférence Islamique et l'Organisation des pays arabes producteurs de pétrole (OPAEP). Pendant cet épisode crucial de l'histoire arabe, les Frères musulmans ont joué un rôle déterminant dans le recrutement, la formation, la conversion et l'embrigadement de milliers de jeunes dans le monde. Nombre d'entre-eux ont été envoyés sur différents théâtres de crise.

Les autres mouvements wahhabites

Cette évolution historique souligne que le mouvement wahhabite, n'était pas actif uniquement au Moyen-Orient. D'autres courants religieux, de même type et de même nature, sont apparus au Maghreb et au Sahel. Tous se sont inspirés de la pensée du théologien kurde Ibn Taimiyya : la révolution du Rif  en 1915 ; l'association des Oulémas en Algérie en 1924 ; le mouvement salafiste des oulémas de l'université de Fès au Maroc 1944. En Libye et au Sahel, la Zaouiya Sennoussiya fut le fer de lance de la résistance anticoloniale.

Le divorce entre wahhabites et Frères musulmans

Si les wahhabites et les Frères musulmans ont les mêmes objectifs, instauration d'un Califat et la mise en application de la charia, ils n'emploient pas les mêmes moyens et leurs méthodes sont différentes. Leur séparation a été officialisée en 2011. Les wahhabites ont accusé la confrérie d'avoir élaboré un projet secret visant à déstabiliser les royaumes du Golfe avec la complicité des Américains. Cet événement  coïncida avec le "Printemps arabe " qui a consolidé les groupes takfiristes et djihahistes les plus radicaux et dont la doctrine a jetté l'anathème sur les deux frères ennemis salafistes sur toute la planète. À ce sujet, les wahhabites ont soupçonné l'Occident de miser sur les Frères musulmans, car ils sont les seuls dont les membres sont éduqués et partiellement occidentalisés pouvant ainsi créer une hiérarchie forte au sein du monde sunnite. À cet égard, les Frères musulmans disposent d'une véritable structure, riche et secrète, capable d'accepter une normalisation avec l'État hébreu et le Moyen-Orient. Ils pourraient aussi installer une forme de démocratie à l'occidentale dans les pays arabes, comme en Tunisie.

En conclusion et dans une vision prospective, le duel actuel entre les deux ennemis salafistes que sont les wahhabites et les Frères musulmans renforce Daech et ses semblables. Les ultras-radicaux profitent de cette situation conflictuelle et situent leur combat au niveau du verbe et de l'image, d'une manière plus importante que la stratégie religieuse habituelle conçue par les salafistes eux-mêmes. Dans le même ordre d'idée, tous les acteurs de l'islam politique privilégient la négation réciproque plutôt que le compromis. Les Frères musulmans marquent des points car leur discours pénètre facilement les esprits des jeunes scolarisés et disposent d'une capacité d'adaptation considérable. De leur côté, les Al-Saoud se sentent menacés sur tous les fronts par : les salafistes takfiristes (Daech) et les salafistes djihadistes (Al-Qaeda) qui prônent l'instauration du Califat ; le soulèvement des chiites saoudiens basés dans la région la plus riche du pays ; les Frères musulmans qui instrumentalisent l'éducation et investissent dans le social.
Devant ces menaces grandissantes, les Saoudiens se sont engagés avec force dans de nombreux pays en finançant les mosquées, les centres culturels, les associations qui leur sont inféodés, les projets de développement, pour essayer de stopper leurs rivaux. Cette présence du wahhabisme sur  les cinq continents prend de plus en plus d'ampleur sur fond d'ignorance, de pauvreté et de crise identitaire. Le potentiel de richesse dont dispose le wahhabisme lui permet de s'implanter dans tous les pays pauvres musulmans ou pas, comme le Sénégal, mais également à la périphérie des grandes métropoles occidentales.

 

Abderrahmane Mekkaoui
Politologue, professeur à l'université Hassan II de Casablanca
et professeur-associé à l'université de Bourgogne (Dijon).
Spécialiste des questions sécuritaires et militaires