La Dent de Lumumba
Note
Les restitutions diverses de pièces de l’héritage culturel africain dérobées par les colons européens sur les théâtres de leurs criminelles expéditions au 19ème siècle ont été largement documentées ces dernières années. Le retour au Sénégal en novembre 2019 de l’épée d’El Hadj Omar Tall fut le prélude à la série en cours, qui vit défiler : 26 oeuvres du royaume d’Abomey en novembre 2021; deux bronzes du royaume du Bénin en février 2022; 23 ouvrages de Namibie en mai 2022 ; une dent de Patrice Lumumba en juin 2022 et l’historique signature entre l’Allemagne et le Nigeria en vue du transfert de propriété de 1130 pièces culturelles. La liste continue…
La dent de Patrice Lumumba a été restituée à la famille dans un cercueil.
Au cours de leur captivité ces butins divers furent traités avec un soin si précieux qu’il n’est pas prudent de les rendre déjà, cinq générations après les avoir subtilisés, par peur qu’une éraflure malvenue n’en altère l’intégrité. Donc, les objets volés ne sauraient être tous remboursés ici et maintenant parce qu’il ne serait pas aisé à leurs authentiques propriétaires de les conserver comme il se doit – ne répétons donc pas que certaines de ces œuvres d’art et de culte avaient trois à quatre siècles d’existence lorsqu’elles furent jugées en assez bonne condition pour être arbitrairement soustraites et supporter la traversée outre-mer. Il faudra donc attendre, que les assemblées parlementaires des pays pilleurs donnent forme légale à la reddition et que les huttes africaines destinées à les accueillir se hissent à un niveau d’homologation décent.
Dans cette mécanique d’absolution des métropoles coloniales, une dent s’est glissée, unique et solitaire, qui fut, elle, restituée sans embarras superflus, et peut-être nous fera réfléchir sur l’alignement des valeurs : ici le bois sacré jalousement préservé pour les âges, là le corps d’un premier ministre mutilé et dissout une fois pour toutes. L’un et l’autre sont aujourd’hui… restitués. Au moins les 26 objets béninois, le sabre toucouleur et autres trônes et masques sacrés en appellent d’autres, quand les parlements d’Europe occidentale consentiront à dévêtir les musées receleurs de leurs possessions indues ; c’est en dizaines de milliers que se dénombrent les œuvres des cultures africaines toujours confisquées en dehors du continent.
Mais quel message envoie la dent de Lumumba ?
Car il faut bien relever la dimension physique macabre qui nous vaut la restitution bien singulière d’une dent. L’assassin aurait aussi pu conserver -et brandir- un fémur, une omoplate ou tout autre ossement ayant résisté à l’érosion acidulée -comme ces têtes de caïmans que le chasseur victorieux empaille, fixant pour toujours sa glorieuse odyssée.
La belle cérémonie de restitution de la dent, le 22 juin 2022, devrait suffire à nettoyer la conscience des descendants de Léopold Il, souverain chez lui et possesseur de l’immense Congo. Un solennel hommage, des mots justes dont des paragraphes choisis furent traduits en langues flamande et anglaise. La dent sulfureuse renvoyée d’où elle vient, drainant avec elle les relents de mauvaise conscience. La famille de Lumumba, digne, un peu déconcertée tout de même, comme si le subconscient chuchotait qu’elle vivait là l’ultime évaporation de l’icône, de nos mémoires africaines.
La dent de Lumumba, c’est notre œil de Caïn, qui depuis l’étagère de l’oubli, attend de voir si nous la traiterons comme un autre objet d’émail, ou plus heureusement comme l’emblème de toutes les douleurs qu’on a mis sur notre route. Si l’indolente Afrique veut bien se dépoussiérer de sa torpeur légendaire, chaque enfant du continent devrait recevoir l’enseignement des circonstances de l’assassinat de l’illustre innocent : supplicié puis tué, haché, démembré, plongé dans des fûts d’acide sulfurique, pour que le doute ne soit pas permis. Aujourd’hui encore résonnent les dernières paroles publiques de Lumumba, 30 juin 1960: “…les brimades et privations, les tortures innommables”. La dent survivante symbolise le châtiment des mains coupées chaque fois que les récoltes d’hévéa étaient en deçà des exigences. La dent orpheline remémore le fer rougi au feu infligé sur la chair pour identifier les propriétaires des stocks de marchandise humaine préparés à entamer le voyage retour dans les cales des bateaux négriers.
Les bourreaux se sont dédouanés, de prescription légale en restitution officielle. Il revient aux victimes à préserver le souvenir, comprendre pourquoi à l’abri de toutes représailles, tant de haine fut employée à éliminer un homme sans autre menace que la vérité de ses idées.
Il faut apprendre à nos enfants qu’à soixante ans d’ici, tuer, dépecer et liquéfier le chef d’un gouvernement africain démocratiquement élu était soutenu, encouragé, commandité, et rangé à l’étal des faits divers. Au nom de la cupidité civilisationnelle, genèse et raison d’être du concept colonial, qu’on a fondu dans moult pactes, lois, structures et apparences, qui ont en leur temps permis d’organiser la plus gigantesque déculturation de notre ère, pour autoriser le pillage sans fin d’un continent nanti pour autrui.
Lumumba aurait dû vivre aussi longtemps peut-être, que Antoine Gizenga, fidèle compagnon de lutte -il créa le Parti Lumumbiste Unifié en 1964-, et Premier ministre de son pays en 2007, qui tira sa révérence en 2019, six décennies après l’assassinat.
Le royaume de Belgique a fait sa confession publique. Acte de contrition qui lui vaut de se sortir blanchi de cet horrible tunnel. Il reste au royaume du Kongo -nous sommes tous Kongo- à accomplir sa mission. Ou la trahir, par l’inaction et l’omission, signant ainsi l’acte final de la légende du martyr, tué encore une fois pendant que nous regardons ailleurs. Le sort nous préserve de ne savoir que faire de la dent de Patrice Lumumba.
Moudjib Djinadou
Moudjib Djinadou est auteur de plusieurs romans et fonctionnaire aux Nations unies depuis 1996
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