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Livraisons d'armes à l'Ukraine, l'effet papillon

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20 mai, 2022
Note
Leslie Varenne


Dans une tribune intitulée « Nous marchons vers la guerre comme des somnambules », Henri Guaino établit des parallèles entre la situation internationale à l’aube des deux guerres mondiales et celle qui prévaut aujourd’hui à l’aune du conflit ukrainien. Une analyse en forme de supplique afin de ne pas répéter les erreurs de l’Histoire : « Ni Churchill, ni Roosevelt, n’avaient pensé qu’un jour ils ordonneraient de bombarder massivement les villes allemandes pour casser le moral de la population, ni Truman qu’il finirait en 1945 par recourir à la bombe atomique pour casser la résistance japonaise. »

 

 Sans remonter aussi loin dans le temps, la même analogie peut être faite avec des conflits plus récents, comme celui de Libye, par exemple. Ni Sarkozy, ni Cameron, ni Rasmussen, alors patron de l’OTAN, ni Hillary Clinton n’avaient imaginé qu’en déclarant la guerre à Kadhafi, ils enflammeraient le Sahel puis l’Afrique de l’Ouest pour les décennies à venir. A l’époque, pourtant, de nombreuses voix s’étaient élevées, notamment celle de Jean Ping, alors président de la Commission de l’Union africaine, afin d’alerter des risques pour l’Afrique et tenter d’empêcher ce conflit. Rien n’y fît, ils continuèrent à marcher comme des somnambules. Il fallut attendre 2016 et un rapport parlementaire, pour que les Anglais reconnaissent leur forfait en admettant que leur intervention était basée sur des  « postulats erronés ». La même année, Barack Obama confessait avoir commis là, la « pire erreur » de son mandat. En 2021, Emmanuel Macron avouait avoir « une dette très claire » envers la Libye : « une décennie de désordre ». L’Alliance atlantique, elle, n’a pas été à Canossa, au fond, elle a peut être eu raison. A quoi bon cette litanie de mea culpa, si c’est pour répéter toujours et encore les mêmes fautes ? Car tout se passe comme si rien n’avait été appris au cours de la dernière décennie.

De Tirana à Misrata…

Plus personne ne nie aujourd’hui qu’en plus de l’instauration du chaos dans le pays de l’ex-Jamahiriya, la guerre en Libye a été l’un des principaux facteurs de la déstabilisation du Sahel. Une de ces raisons est l’arrivée massive d’armements dans les mains des rebelles Touaregs maliens, des armes provenant à la fois des arsenaux de Kadhafi et des « dons » occidentaux aux insurgés libyens. Effet immédiat : le rapport de force a basculé en défaveur de l’armée malienne et déclenché ainsi le début d’un conflit qui n’a cessé de s’aggraver et de se propager.

Pour soutenir l’Ukraine dans son combat contre l’intervention russe, les Occidentaux fournissent des milliers d’armes de toute nature à Kiev. Un programme de 40 milliards de dollars d’assistance à la sécurité a été voté par le Sénat américain. Selon le sénateur Rand Paul : « l’adoption de ce projet de loi porte le total de ce que nous avons envoyé à l'Ukraine à près de 54 milliards de dollars en deux mois. » Tout cela et plus encore car il faut compter ce qui a déjà été fourni par Washington avant l’offensive russe. Depuis l’arrivée de l’administration Biden aux affaires, les Etats-Unis ont livré à l’armée ukrainienne : 1 400 Stinger ; 5 500 Javelin ; plus de 7000 armes légères etc. etc. A cet arsenal, il faut additionner celui de l’Union européenne qui s’est engagée à débloquer 1,5 milliard d’euros et ajouter encore ceux des pays hors UE, comme le Japon, l’Australie et le Royaume Uni.

Cette avalanche de milliards a déjà eu un premier effet collatéral en Afrique. Lors d’un entretien au journal La Croix, le président nigérien a précisé ses attentes vis-à-vis d’Emmanuel Macron : « (il faut) qu’il mette des moyens considérables dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, comme en Europe. On le voit avec la guerre en Ukraine : les Occidentaux ont beaucoup d’argent, donc ils peuvent mettre une partie significative dans le combat contre le terrorisme, dans la stabilisation de nos pays. » Mohamed Bazoum aurait tort de ne pas saisir la balle au bond. Pourquoi, en effet, y aurait-il un tel deux poids, deux mesures alors que le Niger ainsi que ses voisins sont confrontés, eux-aussi, à des menaces existentielles ? D’autant qu’au cours de ces cinq dernières années, diplomates français et européens n’ont cessé de répéter « le Sahel est la frontière sud de l’Europe », « le Sahel est aussi la sécurité de l’Europe »,« nos destins sont liés ».

Cependant, cet effet collatéral reste mineur eu égard aux autres menaces que fait peser cette pluie d’armes létales sur l’Ukraine. Dans un article récent, le Washington Post a interrogé plusieurs experts sur les risques de ces livraisons à profusion, tous se montrent préoccupés : « le gouvernement des Etats-Unis vole à l’aveuglette en termes de surveillance des armes fournies aux milices civiles et à l'armée en Ukraine. » En avril, CNN rapportait également les propos inquiets d’officiels et d’experts : « le risque est qu'à long terme, certaines de ces armes se retrouvent dans des endroits inattendus et entre les mains d’autres armées et milices. » Une source au sein du renseignement expliquait encore « Nous avons la traçabilité (de ces armes) pendant une courte période, mais une fois entrées dans le brouillard de la guerre, nous en avons presque zéro (…) elles tombent dans un grand trou noir ».

Un diplomate européen a confié à l’IVERIS, que Bruxelles n’a pas plus d’assurance quant au suivi de ses dons létaux que n’en n’ont les Américains. Il ajoutait qu’une partie de ces matériels serait déjà revendue sur le marché noir et se retrouverait en Bosnie, au Kosovo ou encore en Albanie. Ce qui au passage n’a rien d’étonnant compte tenu du niveau de corruption en Ukraine et dans les pays précités. A partir de cette région, tout peut se retrouver sur n’importe quel théâtre de conflit, cette partie du monde étant depuis la chute de l’URSS, un haut lieu de la contrebande d’armes. Ironie du sort, en 2017, la France et l’Allemagne, tous deux grands donateurs à Kiev, ont lancé une initiative pour lutter contre les trafics d’armes à feu dans les BalkansEn 2012, des armes détournées d’Albanie s’étaient retrouvées à Benghazi. De la Libye à l’ Afrique de l’Ouest en passant par le Sahel, la route est connue…

Que se passera-t-il si, comme en Afghanistan ou dans la bande sahélo-saharienne une partie de cette artillerie se retrouve dans les mains des ennemis de ceux qui l’ont fournie ? Que se passera-t-il si un hélicoptère de l’armée française est abattu par un missile Stinger ? Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ?

L’article de CNN cite un membre du Pentagone qui avoue être conscient des menaces « Le risque qu'un scénario similaire (à l’Afghanistan) se produise en Ukraine existe également » mais ajoute-t-il « étant donné les besoins à court terme presque insatiables des forces ukrainiennes en armes et en munitions le risque à long terme que des armes se retrouvent sur le marché noir ou entre de mauvaises mains a été jugé acceptable. » Sauf que, d’une part, il n’est pas du tout certain que le péril soit à long terme ; d’autre part, les fournisseurs d’armes létales à l’Ukraine mutualisent les risques avec des Etats qui n’ont rien demandé et qui ne jugent peut-être pas ces menaces acceptables pour eux. Qu’en pensent les pays africains ? Que disent les organisations régionales, les Nations unies qui traquaient, il y a peu de temps encore, les munitions et autres explosifs illicites en Afrique de l’Ouest ?

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Même s’ils avouent que les armes qu’ils livrent « tombent dans un trou noir » les Américains sont conscients du sort qui leur est réservé. Soit elles sont bombardées dès leur arrivée sur le sol ukrainien par les Russes, soit ces derniers les récupèrent lors d’une défaite de leur adversaire, soit elles sont revendues à l’ennemi, en temps de guerre tout est possible, soit elles prennent la direction du marché noir. Résultat, une partie seulement arrive à destination. Il est donc possible d’imaginer le calcul fait par les stratèges du Pentagone : donner énormément pour qu’un peu parvienne aux destinataires. En d’autres termes : il vaut mieux 30% de 1000 que 30% de 100 et advienne que pourra, assorti de la formule cynique si souvent entendue pour justifier l’injustifiable « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » ! Sauf que le Sahel ne peut plus se permettre de recevoir ne serait-ce qu'une goutte d’huile sur un feu qui est en train de tout ravager et de se propager à certains pays côtiers, comme l'a montré la récente attaque djihadiste au Togo. La situation est pire que jamais au Mali, au Niger, au Burkina Faso, au Tchad, les mauvaises nouvelles tombent sans discontinuer à intervalles réguliers. Pour les populations victimes, les mea culpa arrivent toujours trop tard. Il est vraiment temps de retenir les leçons de l’histoire.

Leslie Varenne