Un possible retour de Laurent Gbagbo rebat les cartes politiques à cinq mois de la présidentielle
Note
En réduisant les contraintes imposées à l’ancien président ivoirien, la CPI met en partie fin à une situation aussi inédite qu’aberrante et redonne de l’air à une démocratie en panne. Un chapitre de l’histoire de ce pays se referme, celui qui s’ouvre s’annonce riche en rebondissements.
Cette note d'analyse a été publiée dans le journal en ligne Sputnik
Tous les « addicts » de la politique ivoirienne commençaient à s’ennuyer ferme. A quelques mois de l’élection présidentielle tout semblait joué d’avance. Comme l’avait annoncé le ministre de la Défense et maire d’Abobo, Hamed Bakayoko, tout était « bouclé, géré », rien à l’horizon ne semblait pouvoir venir bouleverser ce scénario écrit d’avance. Et puis, dans un de ces grands retournements de l’histoire comme seule la Côte d’Ivoire sait en produire, la surprise est venue d’où personne ne l’attendait : de la Haye.
Jurisprudence Gbagbo
Pour comprendre le tsunami que cela représente, il faut remonter le temps. Le 15 janvier 2019, la Chambre de première instance présidée par le juge Cuno Tarfusser acquitte Laurent Gbagbo et son ancien ministre de la jeunesse, Charles Blé Goudé, et ordonne leur libération immédiate. Mais à coups d’artifices, d’aberrations juridiques, de contorsions, la Cour réussit un tour de passe-passe inédit en imposant une libération conditionnelle à des personnes acquittées ! Laurent Gbagbo est assigné à résidence à Bruxelles, son ancien ministre n’ayant pas trouvé un pays d’accueil acceptant de le recevoir réside, lui, dans un hôtel de la Haye. Cette situation aurait dû déclencher un tollé planétaire, mais les avocats de la défense n’ayant pas inondé les médias internationaux de leurs protestations, elle a fini par passer comme une lettre à la poste.
Coup de théâtre
L’attente aurait donc pu durer quelques mois de plus, jusqu’à l’élection présidentielle, par exemple. Mais, surprise, dans la soirée du 28 mai dernier, les Ivoiriens apprennent ébahis que les cinq juges de la chambre d’appel de la Cour Pénale Internationale ont revu les conditions de liberté accordées à Laurent Gbagbo et à Charles Blé Goudé. Désormais, ils ne sont plus assignés à résidence, leurs passeports leur sont restitués, ils peuvent donc se rendre dans n’importe lequel des 123 pays ayant ratifié le statut de Rome, Côte d’Ivoire comprise. Restent quelques restrictions classiques dans ce genre de procédures, puisque la procureur a fait appel de l’acquittement : ils doivent répondre aux convocations de la CPI; ne pas parler dans les médias de leur situation judiciaire ; ne pas rencontrer les témoins du bureau du procureur, mais rien qui ne les empêche de jouer un rôle politique où de vivre dans leur pays.
Jurisprudence Bemba
Que s’est-il passé en coulisses ? Pourquoi libérer l’ancien président ivoirien à cinq mois d’un scrutin crucial ? En neuf années de procédures, dont trois années de procès, la CPI a montré combien elle était capable d’outrepasser le droit, le statut de Rome et cætera. Par conséquent, il est légitime que chacun se questionne et se perde en conjectures. Il se pourrait que les cinq juges, les mêmes qui avaient imposé une conditionnelle aux acquittés aient été pris de remords. Ont-ils fait leur examen de conscience ? C’est un peu tardif mais le mieux est l’ami du bien.
Une autre hypothèse paraît plausible. Pour cela, il faut se remémorer l’histoire de Jean-Pierre Bemba. Après avoir passé dix années en détention à la Haye, après avoir été condamné à 18 ans de prison, en juin 2018 l’opposant historique de la République Démocratique du Congo fut miraculeusement acquitté en appel à… six mois de l’élection présidentielle ! À cette époque, le président en exercice, Joseph Kabila, lâché par tous ses soutiens occidentaux, ne peut plus se représenter, la constitution l’en empêche, mais il tente d’imposer son dauphin, impopulaire, contre vents et marées. Les États-Unis et l’Union européenne ne cachent pas leurs agacements et leurs craintes devant ce scrutin à hauts risques. Le taureau est donc remis dans l’arène...
Laurent Gbagbo a souvent répété à ses visiteurs de la prison de Scheveningen: « Je suis rentré ici pour des raisons politiques, j’en sortirai pour des raisons politiques ».
Scénario à l’ivoirienne
L’ex président ivoirien avait-il raison? A quelques mois de l’élection présidentielle, l’actuel chef de l’Etat, Alassane Ouattara, reste toujours sourd à toutes les demandes de l’opposition qui auraient permis un scrutin apaisé. Aucune réforme de la Commission électorale Indépendante, pourtant demandée à cors et à cris par le PDCI d’Henri Konan Bédié et le FPI de Laurent Gbagbo, aucun toilettage non plus du fichier électoral. En février dernier, Bruxelles et Paris s’inquiétaient de constater que plusieurs dizaines de milliers d’électeurs ivoiriens n’étaient toujours pas en mesure de participer à l’élection. A cela s’ajoutaient des préoccupations de l’Union européenne concernant la déforestation ou encore le travail des enfants dans le secteur du cacao, un dossier dont s’était aussi saisi le Congrès américain. Malgré les signaux envoyés par ses partenaires occidentaux, qui l’avaient pourtant porté au pouvoir, Alassane Ouattara a continué sur sa ligne sans donner le moindre signe d’ouverture. Il a certes, décidé de ne pas se représenter pour effectuer un troisième mandat, mais il a imposé son dauphin, Amadou Gon Coulibaly, contre vents et marées et parfois même contre l’avis de certaines personnalités de son camp.
Sachant que : l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire est toujours un scrutin à hauts risques ; il reste toujours 8000 soldats démobilisés dans la nature ; les stocks d’armes constitués en 2010 circulent toujours à profusion ; il n’y a pas eu l’ombre d’un début de réconciliation nationale depuis la guerre de 2011; des réfugiés survivent toujours dans des camps au Ghana et au Togo depuis dix ans, une crise pré et/ou postélectorale potentiellement éruptive n’était pas à exclure.
La sous-région au bord de l’explosion
Or, compte tenu des conflits en cours dans le Sahel personne n’a intérêt à ce que la Côte d’Ivoire devienne à son tour une poudrière. Le Mali et le Burkina Faso sont hautement volatiles tant d’un point de vue politique que sécuritaire. Au pays des hommes intègres, ce dernier week-end a été l’un des plus dramatiques avec quatre attaques terriblement meurtrières pour les civils. La situation apparaît de plus en plus complexe et incontrôlable. En prime, cet Etat élira aussi son président en novembre avec tous les risques afférents à une élection présidentielle. Les frontières de ces trois pays sont poreuses, aussi bien pour les terroristes qui sévissent dans la bande sahélo-saharienne que pour d’autres groupes armés. Il faut également anticiper des mouvements de populations qui fuient la violence de l’un ou l’autre des Etats… Par conséquent, si un pays s’embrase, le risque de propagation dans toute la sous-région n’est pas nul.
Laurent Gbagbo, le retour ?
La remise dans le jeu politique ivoirien de l’ancien président, qui compte malgré ses neuf années de détention de très nombreux partisans actifs dans une grande partie du pays, évitera-t-elle de possibles crises en changeant la donne ? Bien entendu, ce ne sera pas simple et il faut s’attendre à de nombreux rebondissements. Dès l’annonce de la nouvelle Alassane Ouattara a réuni son conseil de sécurité et sous prétexte de pandémie de Covid-19 a prolongé la fermeture des frontières jusqu’au 14 juin 2020. Il peut donc empêcher l’avion transportant Laurent Gbagbo de se poser sur le sol ivoirien, toutefois cette situation ne pourra durer éternellement. L’ex-chef de l’Etat ivoirien est aussi sous le coup d’une condamnation à 20 ans de prison en Côte d’Ivoire pour crimes économiques commis pendant la crise postélectorale de 2010. Cependant il sera difficile pour le gouvernement en place de renvoyer, l’ex-prisonnier le plus célèbre dans les geôles ivoiriennes. Il risquerait de déclencher des émeutes, des tensions inutiles et peut-être même de provoquer le courroux de certaines chancelleries à Abidjan. Ce scénario paraît donc parfaitement inenvisageable. D’autant que Laurent Gbagbo a des soutiens. Les ennemis d’hier sont devenus les amis d’aujourd’hui, Henri Konan Bédié a salué la décision de la CPI en souhaitant « un bon retour en Côte d’Ivoire à Laurent Gbagbo » ! Ironie de l’histoire, Alassane Ouattara se retrouve dans la position de Laurent Gbagbo en 2010, seul contre tous. Que faire ? Tenter un dialogue politique et trouver un consensus national avec une réconciliation à la clé ? La suite du feuilleton ivoirien s’annonce palpitante…
Leslie Varenne
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