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"Adieu Crimée" par Viktor Pinchuk

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13 janvier, 2017
Note
Bruno Husquinet


Viktor Pinchuk n'est pas metteur en scène et son scénario n'est pas une fiction. Dans les colonnes du Wall Street Journal, le milliardaire ukrainien invite ses compatriotes à « oublier » temporairement la Crimée, mener des élections régionales au plus vite, rendre le contrôle du pays à Kiev et maintenir une équidistance économique et sécuritaire entre le bloc euro-atlantique et la Russie.Le flamboyant quinquagénaire a provoqué l'ire de la classe politique ukrainienne, mais le pavé dans la mare est lancé et ses idées se répandent … au profit de ses affaires aussi.

L'hydre philantro-polit-éco pragmatique

L'homme d'affaires Viktor Pinchuk a fait sa fortune lors de la vague de privatisations post-soviétiques. Aujourd'hui, il est propriétaire de la société EastOne et de la banque Kredit Dnepr dans laquelle Dominique Strauss Khan siège au conseil de surveillance. L'une de ses sociétés phares, Interpipe, fournit des tuyaux pour le transport d'hydrocarbures à travers le monde.

Entre 1998 et 2006, Viktor Pinchuk a siégé au parlement puis s'est retiré de la politique. Néanmoins, il a gardé des liens puisque son beau-père n'est autre que Léonid Koutchma, cet ancien président ukrainien qui a su maintenir un équilibre sur les tableaux russe et européen. Aujourd'hui, Léonid Koutchma est le représentant officiel de l'Ukraine dans le Groupe de Contact Trilatéral, unique organe de négociations pour le conflit dans le Donbass.

Business oblige, Viktor Pinchuk maintient une allégeance double à l'égard de l'Occident et de la Russie, depuis la révolution de 2014. D'une part, ce philanthrope finance des organisations aussi diverses que la Fondation Clinton, Mc McCartney Independence Concert, Peres Center for Peace et International Crisis Group. D'autre part, il se réserve de toute critique à l'encontre de la Russie et de ses dirigeants, bien qu'il siège au conseil consultatif de l'Atlantic Council et du Brookings Institution. Cette « pinchukothèque » brille par son alacrité à mélanger des logiques géostratégiques que seul l'argent semble en mesure d'unir pour le meilleur et pour le pire. Par exemple, le journal américain Newsweek a suggéré que la société Interpipe a vendu des tuyaux à l'Iran alors sous sanctions, grâce au « soft power » du financement de la fondation Clinton par Viktor Pinchuk, le plus généreux donateur.

 

Scandaleuse proposition : OTAN – EU – Crimée

Le 29 décembre 2016, Viktor Pinchuk publiait dans les colonnes du Wall Street Journal, un article intitulé « L'Ukraine doit faire des compromis douloureux au profit de la paix avec la Russie ». L'article, traduit et reprit dans la presse ukrainienne, a valu à son auteur une volée de bois de verts de la part des autorités ukrainiennes.

Dans son plaidoyer, le milliardaire souligne l'importance du droit à l'Ukraine à choisir sa voie, rappelle l'importance de l'intégrité territoriale ukrainienne et la nécessité pour la Russie de mettre en œuvre ses obligations dans le cadre des accords de Minsk. Ensuite, le philanthrope rappelle qu'un nouveau président s'installe à Washington ; un préambule explicatif à ses propositions détonnant avec toute rhétorique officielle entendue à Kiev, à Bruxelles ou à Washington depuis 2014 :

1-      Report temporaire de l'adhésion à l'Union Européenne au profit d'un accord bilatéral privilégié.

2-      Gel de la discussion sur la réintégration de la Crimée dans l'Ukraine au profit d'une résolution du conflit dans l'Est. Selon l'auteur, les Criméens se tourneront à nouveau vers l'Ukraine quand elle se sera réformée dans 15-20 ans, ajoute-t-il.

3-     Tenue d'élections locales au plus vite, avec le contrôle de Kiev sur tout son territoire, car “le conflit à l'Est n'est pas un mouvement autonomiste”.

4-     Retour à la neutralité sur le plan sécuritaire. L'auteur souligne que l'Ukraine ne deviendra pas un membre de l'OTAN dans un future proche. Celle ci n'ayant à ce jour fait aucune proposition officielle.

La position sur la Crimée est pour le moins originale vu que l'auteur est aussi l'organisateur du YES (Yalta European Strategy), forum annuel se tenant à Kiev depuis que les Criméens ont le passeport russe.

 

Poupée russe 1 : Contexte Interne

Dans sa déclaration, Viktor Pinchuk justifie principalement sa prise de position suite à l'arrivée au pouvoir de Donald Trump. Cependant, la situation en Ukraine continue à ne pas s'améliorer et nécessite des changements au delà des considérations sur le résident de la Maison Blanche. Tout d'abord, les négociations avec les rebelles de l'Est avancent très lentement. Léonid Koutchma tient sans doute son beau-fils bien informé sur l'état des lieux. Ensuite, les scandales de corruption continuent à faire la Une des journaux. Pour preuve, Mikail Saakashvili, ami de Donald Trump, a récemment posé sa démission du poste de gouverneur d'Odessa, remettant en question l'intégrité de la classe dirigeante. 

Enfin, l'ouverture du procès sur la tuerie de Maidan est suivie de près dans le pays car cet événement tragique de février 2014 a enflammé la rue, accéléré la chute du gouvernement et polarisé les positions. Dans ce cadre, l'ancien président déchu, Viktor Yanoukovitch a témoigné devant le tribunal, par vidéoconférence depuis la Russie où il s'est réfugié. Saisissant la situation, le procureur général d'Ukraine Youri Loutsenko a annoncé l'ouverture d'un dossier pour trahison à l'encontre de Viktor Yanukovitch. Ces procès pourraient faire basculer certaines idées véhiculées autour des événements qui se déroulent en Ukraine depuis la fin 2013.

 

Poupée russe 2 : Contexte international  

Même s'il ne commente pas l'élection de Donald Trump, c'est une défaite pour Viktor Pinchuk qui a parié pendant des années sur la candidate perdante, Hillary Clinton. De façon générale, l'Ukraine appréhende la politique américaine à venir au vu des déclarations envers la Russie et de la potentielle nomination de Rex Tillerson comme Secrétaire d'Etat.

L'Ukraine risque d'entrer dans une période d'isolement en 2017, comme le démontre la fatigue occidentale. Le soutien enthousiaste de l'Alliance transatlantique s'effrite et les médias se désintéressent de Kiev. Le discours de « l'agression russe » ne domine plus et fait place à une réouverture vers la Russie, dont l'Ukraine serait la grande perdante. En effet, ses voisins directs sont à présent en bons termes avec Moscou. Au sud, la Moldavie et la Bulgarie ont élu des présidents pro-russes. Sur l'autre rive de la mer Noire, la Turquie revient sur la scène internationale en co-parrainant des négociations avec Téhéran et Moscou, nouveau triumvirat diplomatique dans le conflit syrien. Au Nord, la Belarus maintient une position favorable au Kremlin. Seule sa frontière à l'ouest reste une fervente antirusse.

La lune de miel ukraino-européenne se teinte de réalisme et au matin de 2017, les partenaires s'observent, attendant que l'autre brise en premier le silence.

 

Poupée russe 3 : Contexte personnel

L'un des problèmes majeurs de l'homme d'affaires Viktor Pinchuk, vient de sa société Interpipe. Selon l'agence de notation Fletch, la société productrice de tuyaux a été frappée de plein fouet par l'imposition de nouvelles taxes par la Russie suite au rapprochement avec l'Europe en 2014. En outre, la perte d'un contrat avec Rosneft et la dépréciation du rouble contre le dollar (monnaie d'opération d'Interpipe) ont elles aussi durement touché sa société. Ainsi, Interpipe a décidé en octobre 2016 de se retirer du processus de notation de l'agence Fitch à qui elle ne fournira plus d'informations.

La situation financière de sa société s'est encore aggravée suite à la décision du tribunal ukrainien de Dnepropetrovsk, tombée fin de l'été 2016. Viktor Pinchuk a été condamné à rembourser un crédit d'une valeur de UAH 1,2 milliards (42 millions d'euros) à Alfa Bank, la plus grande banque commerciale privée russe.

 

Un coup de plume, trois points

A l'image de l'Ukraine, Viktor Pinchuk doit nouer de nouvelles alliances à Washington, tout en préservant sa relation avec Moscou. Ses propositions en réalité, font mouche sur de nombreux tableaux, même si elles semblent aller à contre-courant. Tout d'abord, elles ont l'avantage de satisfaire les deux grands acteurs extérieurs, américain et russe. Il est probable que la nouvelle administration américaine ne soutiendra plus l'Ukraine comme au cours des dernières années. Beaucoup s'attendent à une levée, au moins partielle, des sanctions contre la Russie qui a le vent en poupe depuis quelques mois. Cependant, l'économie russe souffre toujours et elle voudrait que le dossier Crimée soit entériné pour soigner ses blessures avec l'Ukraine et l'Europe, grands partenaires commerciaux. Quand au Donbass, la Russie n'a jamais voulu l'intégrer à la différence de la Crimée, mais continue à le soutenir à grands frais.

Dans son article, Viktor Pinchuk rend aussi un grand service au président Porochenko car il lui ouvre la porte pour assouplir sa politique au risque de se retrouver seul sur la scène internationale. Aujourd'hui, le président Porochenko dont la popularité diminue sans cesse, est dans une situation difficile car la relance du pays tarde et l'UE se montre frileuse. Si le président Porochenko ne saisit pas cette perche, il risque d'être enfoui sous la lame de fonds provoquée par les changements géopolitiques.

Enfin, Viktor Pinchuk écrit indirectement pour la défense de ses intérêts personnels, notamment ceux de sa société Interpipe, en courtisant Moscou de sa plume trempée dans l'encre du très influent Wall Street Journal.

Trois ans après la révolution, le compromis proposé par Viktor Pinchuk et les débats qu'il engendre, révèlent avant tout les questionnements profonds dans une Ukraine tiraillée encore et toujours entre les deux pôles à l'Est et à l'Ouest.

Bruno Husquinet

Tags:
crise ukrainienne, etats-unis, europe, russie